samedi 19 septembre 2015

> Au boulot !

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On se dit qu’on va dire quelque chose de son nouveau livre. Puis on se dit que ce qu’on va en dire, on l’a déjà dit. On sait que l’on triche. Que l’on veut en parler seulement parce que ça nous fait du bien de lire son nouveau livre. Alors on le lit encore. On se dit que ce qu’on lit ici, on l’a déjà lu dans d’autres livres du même poète, pour autant que ce mot lui aille - tant il le tire vers autre chose, plus proche du sol, des dents de l’hiver, de la poussière sous les ongles. Ce qu’on lit ici, il l’a déjà écrit dans d’autres livres et il  ne l’avait encore jamais écrit. C’est tout neuf. Petit miracle. On marche dans ses mots comme un Petit Poucet retrouvant les cailloux du chemin, pierres pointues ou paquets de plumes. Il paraît qu’il y a des poètes avant-gardistes. Lui, il n’est pas à l’avant-garde, il est « de garde ». Une espèce de veilleur de jour et de nuit, qui ne lâche rien. Un vigile qui s’efforce de laisser entrer au lieu de pousser vers la sortie. Un métier rare. Beau et fatigant. On se dit qu’on en dit quelque chose, finalement, de son nouveau livre. Et qu’on n’en dit rien. Qu’en parler, ce serait le redire. Et que c’est ce qu’il faut faire de ce livre. Le lire. Se le redire. Reprendre pour soi quelques constats simples et aveuglants tombés au fond du puits et que ses écarts ou ses formules ravivent. C’est entrer dans le silence de ce jour « où Cioran n’écrivit rien », se souvenir que l’orgueil peut mourir « à l’ombre d’une ortie », sentir « que nous sommes la trace que ne laissent pas les éclairs tout au fond des nuits». Se poser, enfin, « là où ce qui brille se repose de traverser sans rien goûter ». Recopier le poème de la page 76, Le pain noir,  simplement pour le plaisir de le lire encore, le plaisir d’espérer que d’autres le liront :


 « Sur nos chemins de rien à hisser le soleil. A tirer le jour du bon côté de la paupière, comme des ânes. Nos épaules nous font mal, on les dresse à la redresse, à l’arrache, telle la peau rougie de nos orteils. Notre mère est le bruit de la terre lorsqu’elle dégèle. Notre père le vent qui déchire les chênes. Fraternité perdue. Le lait que nous buvons, c’est l’air froid dans nos veines. On vit à la sauvette. A la petite semaine. Personne ne meurt moins bête. On lèche le bout de nos doits pour récolter les miettes. Les étoiles brillent sur nos cauchemars comme des grains de sucre. On s’assoit et on rit. On se serre dans les bras. Nos coudes ne donnent pas d’huile mais du sang et des croûtes. Une seconde sur deux passe à la benne. Nous sommes le pain noir. Ce qui est perdu dans la peine. »


Quoi d’autre ?





Thomas Vinau, Bleu de travail. La Fosse aux Ours. 2015.


mercredi 16 septembre 2015

> Les châteaux de cendre de Pablo Katchadjian

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Second roman traduit en français de cet écrivain inspiré, Merci fait partie des OVNI revigorantes qui nous parviennent de temps à autre de la sphère des Lettres argentines. On doit de le lire en français à Guillaume Contré, traducteur et défricheur infatigable de cet univers stimulant (voir son blog, L’Escalier des Aveugles, et ses articles dans le Matricule des Anges). Librement ciselé entre conte initiatique et fable philosophique, dont il reprend l’esprit et les codes autant qu’il les pervertit, le roman de Pablo Katchadjian nous plonge dans une histoire de servitude et de libération sur une île imaginaire et jamais nommée. Mais peut-être faut-il plutôt parler ici de libération et de servitude puisque les apories et les interrogations qui surgissent au fil du texte ont bien plus de consistance que la quelconque morale qu’on pourrait un instant en attendre. Qu’est-ce que la liberté ? Le pouvoir ? Que devons-nous aux autres ? A nos morts ? A nos ennemis ? Qu’est-ce que la mémoire et l’oubli ? Voilà quelques-unes des questions et des épines enchâssées qu’agite ce roman étonnant et délicatement décalé.




L’homme qui raconte est un esclave qui va devenir roi. Lorsque s’ouvre ce roman, il est enfermé dans une cage en bois avec deux-cents autres esclaves. Il n’en sort que pour devenir la propriété d’un nouveau maître, qui l’installe dans son château. Les conditions de vie qui lui sont réservées lui paraissent d’abord tout à fait acceptables voire même inespérées. Il possède une chambre, on lui sert du thé et des toasts au petit-déjeuner et il fait la rencontre d’une jeune et jolie servante. Mais ce tableau idyllique va rapidement se ternir. Le maître, personnage aux accents ubuesques, s’avère vite bien plus autoritaire qu’il ne semblait d’abord et en proie à d’étranges lubies avec lesquelles tout un chacun doit apprendre à composer. Passées quelques parties de chasses forcées, les besognes imposées au narrateur prennent vite une autre tournure. On lui inflige des tâches de plus en plus abjectes et intolérables qu’il subit comme de véritables tortures. 


Mais le maniement de l’ellipse relève du grand art chez Katchadjian et l’on ne sait jamais précisément ce qui est demandé à l’esclave… Ce silence volontaire place le lecteur dans une situation curieuse, un peu dérangeante et agace avec une certaine efficacité ses papilles imaginatives… L’auteur arrive pourtant à donner tout son poids à ses actes terribles sans jamais nous informer de leur teneur exacte. S’agit-il de donner la mort, de supplicier, de faire disparaître des corps ? D’autre chose encore ?


De la même manière, la jeune et jolie servante qui deviendra sa femme subit les accès de violence réguliers du maître. Celui-ci lui rend régulièrement visite la nuit pour la soumettre à des traitements insoutenables dont elle refuse également, malgré les demandes insistantes du narrateur, de livrer le noir secret.


Le projet d’éliminer le despote va bientôt naître, prendre forme et le récit basculer par ce crime « fondateur ». L’esclave prend le pouvoir, secondé par Hugo, un autre esclave affranchi et il épouse la servante. Le nouveau roi arrache à leur joug l’ensemble des esclaves et décide de procéder à une campagne de libération des autres châteaux de l’île, en commençant par celui où règne le fils de son ancien maître.


Mais le roman de Katchadjian brode tout autre chose à partir de son propre fil narratif… Il construit, dans un style pourtant simple, efficace, qui ignore l'analyse comme la description, un univers singulier, en jouant d’une même plume sur les registres du loufoque, du merveilleux, du fantastique et du politique. On y croise une enfant sauvage, un curieux traité d’amour homosexuel, des vers de cendre, des racines aux vertus fortifiantes ou hallucinogènes qui décuplent la force guerrière ou nous plonge dans des trous noirs. Quant à cette trame relativement classique, elle se fissure peu à peu sous nos yeux. Le pouvoir nouveau de l’ancien esclave prend bientôt la forme d’une épreuve vacillante où la liberté elle-même fait l’expérience de ses limites ou des aspirations mitigées qu’elle suscite…


Et puis, au cœur du récit, s’élève et se répand  bientôt une funeste fumée noire, émanation peut-être, des crimes qui ne s’absolvent pas, de la mémoire qui ne se lave pas, d’un passé confronté à l’impossibilité de se libérer de lui-même… Faut-il y voir, sous la plume de Katchadjian, la résurgence allégorique des sombres heures de l’histoire de son pays ? Cette malédiction évoquerait-elle quelque chose comme l’impossibilité de faire disparaître les « disparus » ? Peut-être. Mais le roman laissera chaque lecteur enfumé apprécier la portée du phénomène…


Accessoirement, on ne sera pas mécontent d’apprendre que ce joli petit livre à la couverture cendrée, « a été composé en Colvert par The Theater of Operations à Bruxelles, imprimé & découpé par Shaubroeck à Nazareth, puis broché par Sepeli à Evergem, Belgique ».


Bon voyage.













Pablo Katchadjian, Merci. Editions Vies Parallèles. 2015. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré.


vendredi 11 septembre 2015

> Lignes chaudes, lignes froides

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Il arrive un moment où le lecteur s’interroge : qu’est-ce qui fait qu’un livre vous tombe des mains ou que vous tombez dans les siennes ? En d’autres termes, qu’attend-on de la littérature pour qu’elle nous fasse un tant soit peu décoller du sol ? Faut-il répondre, comme Eric Chevillard secouant (dans le Mondes des Livres il y a quelques semaines) le cocotier en stuc chargé de poncifs mous du dernier roman de Nicolas Fargues, qu’on lui demande de pousser les murs, d’ouvrir des fenêtres, de nous faire voir des « rhinocéros rouges » ? C’est effectivement une possibilité. Il y a des livres qui nous propulsent soudain loin de l’essoufflement, de l’épuisement, loin des auteurs qui nous font croire que la littérature n’aurait plus rien à inventer. D’autres, pourtant, ont besoin de moins grands espaces pour écrire. Ils s’en tiennent au réel à portée de leurs yeux, se penchent plus volontiers sur l’observable ou sur ce qui les traverse dans les limites circonscrites de leur simple vie (si tant est qu’une vie puisse l’être). Or, rien n’est gagné d’avance, puisque dans ces deux catégories, on peut trouver le pire comme le meilleur. Le roman le plus débridé et le plus prétendument inventif peut être surfait, purement bling-bling et les tempêtes qu’il imagine se déchaîner dans ses pages se résumer à quelques courants d’air. De la même manière, la réalité du réel, l‘authenticité du vécu, la fragilité de l’infra-ordinaire ne nous garantissent de rien en matière de littérature… Tout est affaire, ici ou là, de ce je ne sais quoi qui fait qu’un livre prend ou anesthésie, que ce qui s’y écrit secrète sa dose d’alcool fort ou nous épaissit le sang. Pas de recette a priori, Dieu merci.


Prenons le dernier livre de JaneSautière, puisque c’est de lui dont nous voulons parler (et désamorçons tout de suite auprès des plus pressés notre petit effet de surprise : il faut absolument le lire). On nous annonce qu’elle y « raconte à travers les moyens de transport qu’elle a empruntés tout ce qui l’a imprégnée, traversée, déplacée». On se dit d’abord que cette chanson-là ne nous est pas inconnue. On repense entre autres exemples (sur un registre plus fictionnel) à l’Heure de pointe de Dominique Simonnet (Actes Sud, 2010). On y devine aussi un cadre maintes fois exploré en atelier d’écriture dans la lignée notamment d’Espèces d’espaces de Georges Perec. Bref, on se dit « pourquoi pas », mais on fait d’emblée une croix sur le galop du « rhinocéros rouge » et l’ivresse possible des mondes parallèles. Et pourtant, on se laisse très vite saisir, enrober par ce(s) texte(s). Le cadre a beau être attendu, il semble ici élastique et Jane Sautière s’y promène avec un regard affûté, un style personnel à la fois simple, précis et d’une grande densité. Réacteur de souvenirs et miroir du monde, l’espace de transport devient un biais pour se dire (pudiquement mais intensément) ou pour saisir les mille symptômes de cette déréliction sociale qui transpire de toutes parts autour de nous. On assiste à nouveau sous sa plume, pour reprendre le titre de l’ouvrage qu’elle avait consacré à l’univers carcéral, à la touchante « fragmentation d’un lieu commun ». Le principe de départ un peu convenu n’enlève rien au résultat : un texte poignant, entre autoportrait dirigé et journal intime collectif.



Paris et sa banlieue (beaucoup), Lyon (un peu), quelques paysages plus lointains derrière la vitre d’un TGV, un bref détour par Venise. Des trains, tramways, bus, métros, RER, gares, stations… Et beaucoup de monde surtout. Passants, ombres fugaces, figures marquantes de l’enfance…  Pour beaucoup c’est presque toute une vie qui pourrait se dérouler là – par éclats, moments, fragments. Jane Sautière donne à voir en se racontant à travers cette série de filtres ordinaires qui pèsent bien plus lourd qu’il ne semble.  Entre micro-récits, notes saisies sur le vif, portraits en creux, choses vues ou plus long souvenirs, elle déambule librement dans la mémoire de ses petits déplacements.


De la gare de Franconville remonte le visage de la mère et du «terrible héritage» de sa première vie, alors qu’à celle de Courbevoie est rattachée l’image d’un appartement détesté. Au gré des souvenirs et des lieux de passage, on retrouve la narratrice à Barbès-Rochechouart «gonflée comme une goélette par l’amour neuf» ou voguant ailleurs de maison d’arrêt en centres de détention (autant de lieux où elle exerça longtemps et qui occupent encore une place prégnante dans ce livre).


Mais cette pérégrination prend des formes multiples où le raccord autobiographique s’estompe souvent pour laisser place à de brèves réflexions sur les lieux anonymes qui font notre quotidien, à des tronçons de vie entr’aperçus ou supposés («placer des histoires sur des portemanteaux humains»), à des variations sur les paysages urbains et les cicatrices qu’ils exhibent volontiers…


Parfois entre Fleury-mérogis et Châtelet, au milieu des foules anonymes ou des dormeurs abrutis de travail et de fatigue, surgit une vignette qui évoque brièvement quelque chose comme la grâce, la lumière ou le repos. C’est cette scène de baiser où l’homme s’interrompt soudain :


« Il dit qu’il a chaud et détourne immédiatement les yeux, comme s’il avait dit une obscénité et c’était probablement le cas. Majesté des amants ».


Ou bien la vision sereine d’un enfant derrière ses lunettes…


« Un petit gamin noir avec bonnet à pompon et lunettes à montures vertes d’hypermétrope, les yeux tournant derrière les verres grossissants, comme des poissons rouges dans leur bocal, visage de douceur, apaisant, je le regarde longuement, buvant sa tranquillité. »


Ce sont aussi des odeurs, des couleurs, des sons, des sensations (se souvenir que la ligne 14 est une « ligne froide » alors que telle autre est « chaude » sans que l’on sache jamais ce qui justifie cette différence de température) ; des impressions parfois singulières retenues au bord de tout ce qui file, dans un espace à soi au milieu des autres…  « si l’on peut appeler espace ce qui ne garantit plus aucun mouvement » ; des interrogations qui vous traversent l’esprit dans les couloirs du métro lors des grands flux aux heures de pointe :


« Moi-même plantée comme un clou dans la trajectoire de l’autre, je me demande comment font les grandes nuées de martinets dans les cieux d’été, si compacts entre eux, et pourtant virant et tournant à la corde sans que jamais le moindre heurt ne vienne troubler leur mouvement. »


Au fil de ses souvenirs, de ses observations, Jane Sautière trouve un rythme indéfinissable qui nous porte sans jamais nous lasser. Le texte se distend ici, se resserre ailleurs et elle parvient plus d’une fois à poser des mots d’une justesse parfaite sur ce qui nous est donné quotidiennement en pâture. Rien de mièvre, jamais, dans la simplicité de ce qui est envisagé. Rien de pesant dans les brèches que ces observations ouvrent aussi du côté de la pensée. Un fluide mélancolique, parfois empreint de douceur, souvent âpre et désenchanté, circule entre le monde et elle, entre altérité et intériorité. L’écriture de Jane Sautière s’immisce dans les espaces les plus indigents avec une étrange acuité. Peut-être est-ce ce à quoi elle nous invite : savoir regarder sans se perdre, préserver dans le flot aliénant de ce qui nous submerge, dans l’alignement des jours, des lieux et des visages les quelques pépites inestimables ou les modestes pierres grises qui méritent qu’on les préserve.


« Voilà finalement comment on garde singulier son espace, le sien, antagoniste de l’utopique espace partagé par nous, la masse. Ce qui s’abat sur la nuque du bœuf. Ne pas en faire une histoire, quand même, on va et vient comme il nous chante. Mais nous ne chantons pas. »


On ne chantera pas, c’est entendu. Mais on lira un livre qui porte en lui cette part de musique secrète que l’on cherche souvent en vain dans certaines œuvres tonitruantes. Les « rhinocéros rouges » n’ont qu’à bien se tenir.















Jane Sautière, Stations (entre les lignes). Verticales. 2015.