dimanche 15 novembre 2015

> Lettre ouverte à Pierre Baux à propos de théâtre, de littérature et d'un certain 13 novembre 2015

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Cher Monsieur,

Je ne vous connais pas et je n’avais encore jamais eu l’occasion de vous voir sur scène. Je vous ai découvert avant-hier soir à La Maison de la Poésie. Dans le cadre du festival Paris En Toutes Lettres, vous présentiez, ce vendredi 13 novembre 2015 entre 19h et 23h, un « congrès-performance » autour de quatre textes de Francis Ponge, John Cage, Federico Garcia Lorca et Frédéric Boyer. Un beau vendredi soir en perspective.

Quatre heures de littérature habitée par le théâtre, par une certaine idée du théâtre. On m’avait dit : « tu verras ». Et j’ai vu. 

Comme je ne connaissais pas la Tentative orale de Francis Ponge, j’ai cru, jusqu’à la dernière minute, qu’il s’agissait d’une conférence de votre cru – que vous nous proposiez une variante autour de l’écriture, de la prise de parole et de quelques thèmes chers à Ponge. Lorsqu’on m’a précisé que c’était exclusivement le texte de Ponge et rien d’autre, de la première à la dernière ligne, que vous nous aviez servi, j’ai réalisé que quelque chose d’étonnant venait de se produire. Je me suis fait la réflexion que la littérature est parfois ce lieu qui nous attend. Un territoire qu’une parole, à un moment donné, saura faire sienne au point de se confondre avec elle jusqu’à l’aveuglement. Vos silences, vos déplacements, cette manière construite de nous égarer, les pointes d’humour et de gravité, tout cela était donc potentiellement présent dans la partition originale et ne s’y était pourtant jamais vraiment trouvé avant votre prestation. 


Après une courte pause, vous nous avez remis en selle avec la magnifique Conférence sur rien, de John Cage, cette célèbre conférence conçue comme objet poétique et à laquelle Cage appliqua les mêmes règles et interrogations qu’à son art de la composition musicale. Là encore, vous êtes « entré dedans » et nous y avez conduit avec un sens étonnant de la délicatesse et de la dérision, évitant toutes les perches, toutes les facilités. Une performance saisissante, notamment au moment de cette séquence centrale reprise quatorze fois, que vous nous avez livrée en prenant votre temps, apportant de légères variantes, sans jamais vous retrancher derrière ce qui aurait pu être une démonstrative série d’exercices de style.


Il était un peu moins de 22h quand vous êtes réapparu pour Jeu et théorie du duende de Garcia Lorca. Un texte que je tiens en grande estime, à la fois théorique et sentimental. Lorca y traite de cette vertu mystérieuse, de culture hispanique, que l’on prête d’abord à quelques moments de grâce du cante flamenco et de l’art tauromachique mais que le poète élargit à certaines fulgurances artistiques plus larges, en peinture et littérature notamment. A nouveau, vous nous avez surpris. Par votre conviction, votre précision – un style pédagogique visant à la démonstration mais qui s’ouvrait parfois à quelques lignes de chant, à une légère piquée d’emphase ou au geste épuré d’un torero déplaçant sa muleta.


C’est vers 22h30, je crois, que nous sommes sortis pour « 4 minutes 33 » de pause avant la dernière partie. Alors, dans le Passage Molière, les tweets ont commencé à crépiter, les spectateurs et les passants à se rassembler. Il était question d’un attentat, plusieurs, on annonçait le chiffre de 18 morts, peut-être plus, des terrasses de restaurant mitraillées, une prise d’otage au Bataclan. La suite, je vous l’épargne, vous la connaissez aussi bien que moi et chacun se la repasse en boucle depuis deux jours.


Vous me demanderez peut-être, alors, pourquoi j’en parle. Et quel lien, sans doute incongru, devrait être envisagé entre votre magnifique spectacle, les très beaux textes que vous nous avez offerts et la sidération qui s’est abattue sur Paris ce vendredi soir.


Je vais y venir.


Pour le dernier moment de votre spectacle, vous aviez prévu un texte de Frédéric Boyer, écrivain et penseur subtil, dont sont parus il y a quelque temps une nouvelle traduction du Kâmasûtra, traité millénaire de l’amour comme art de vivre et d’attention à l’autre, et puis ce petit livre magistral, Quelle terreur en nous ne veut pas finir ?,  que l’Éducation nationale devrait offrir à tous les lycéens de France et de Navarre, aujourd’hui plus que jamais, où la peur de l’autre est si souvent instrumentalisée.



Mais je n’ai pas assisté à la quatrième partie de votre conférence, le cœur n’y était plus.


Et je me suis fait cette réflexion – émois sans doute bien ridicules face à l’horreur des attentats et à la douleur des proches de ceux qui en ont fait directement les frais : que votre spectacle resterait toujours pour moi associé, par un réflexe de mémoire inévitable, à ces tragiques événements. Que ces attentats allaient sans doute assombrir le souvenir que j’en aurai. Que ce moment précieux, où au sortir d’un livre ou d’une salle de théâtre, on retient et fait retentir en soi comme un point d’orgue ce que l’on y a puisé de beauté, d’intelligence, d’émotion, de vérité ou de doute salutaire, que ce moment-là n’aurait pas lieu pour votre spectacle. Que celui-ci venait d’être balayé, biffé d’un trait par l’épaisse laideur du réel, du présent et de l’horreur. Je me suis encore fait la réflexion que tout cela était peut-être vain : je veux dire, tous ces efforts que vous veniez de déployer pour donner la littérature à entendre et tout ce qui, dans la littérature même, peut s’efforcer de nous porter ailleurs, loin de l’ici-et-maintenant et pourtant au cœur des choses et au plus près des autres. Qu'est-ce qu'une maison de la poésie ? Un fétu de paille, un violon dans lequel pisser. Un château de cartes qu’une horde d’assassins éteints (bien plus qu’illuminés, s’il faut s’en tenir au registre de la lumière), peut mettre à bas en moins de deux heures.


Et puis aujourd'hui, aujourd'hui seulement, j’ai pris conscience que je m’étais peut-être trompé. A Paris, la blessure est toujours immense et vive ; des dizaines de personnes sont encore entre la vie et la mort ; des parents, des enfants, des amis, des élèves portent un deuil hébété. Pourtant, en observant déjà quelques groupes de jeunes gens commençant à se rassoir aux tables des bistrots, en sentant à nouveau au-dessus de mon bureau la présence des livres, en rouvrant celui de Garcia Lorca, dont les premières pages ont laissé refluer en moi quelques images de votre spectacle, j’ai compris que je m’étais peut-être trompé. 


Quelque chose de plus fort va refaire surface, reprendre, continuer. Comme un pied de nez aux forcenés de Daesh, les jeunes sortiront encore, feront l’amour, débattront, se fendront la gueule aux terrasses des cafés et rempliront les salles de concert. On continuera à écrire des livres et à en lire, et vous, Monsieur Baux, vous continuerez à nous faire entendre ce « silence des choses » si cher à Ponge, la douce musique déjantée des mots de Cage, le souffle du duende tel que Garcia Lorca l’avait saisi dans la voix déchirée d’une vieille gitane de Cadiz ou au détour d’un poème de Lope De Vega.


La petite bougie que vous avez allumée le 13 novembre 2015 ne s’est pas éteinte. Elle a résisté au terrible coup de soufflet qui lui a été asséné dans la soirée, aux seaux de sang qu’on a déversés sur elle. Les terroristes du 13 novembre ont sans doute pensé que ce genre de petite voix disparaîtrait avec le reste (le plaisir, la musique, la vie, la jeunesse), eux qui n’en entendent qu’une, de voix, qui n'est pas même celle du prophète qu’ils prétendent vénérer, eux qui voudraient nous expédier à coups de trique dans le néant de leur délire creux comme on renvoie des chiens à leur niche.


Alors voilà, Monsieur Baux, je voulais simplement vous remercier, il faut l'avouer, un peu comme un enfant choqué met des mots devant lui, pour votre inoubliable spectacle du 13 novembre 2015.


Et contre ceux qui n’aspirent qu’à l’obscurité d’un passé mortifère qui n’a jamais existé, je me permets de finir ma lettre en reproduisant ici, tant pis s’ils ne les liront jamais, les dernières paroles que j’ai entendues de vous vendredi soir. Des paroles vertes, chantantes, victorieuses, sur lesquelles s’achève le texte de Federico Garcia Lorca :


« Et le duende… Où est le duende ? A travers l’arche vide passe un vent de l’esprit qui souffle avec insistance sur la tête des morts, à la recherche de nouveaux paysages et d’accents ignorés ; un vent qui sent la salive d’enfants, l’herbe écrasée et le voile de méduse, qui annonce le baptême permanent des choses fraîchement créées. »













Pierre Baux, Congrès-Performance : Francis Ponge, John Cage, Federico Garcia Lorca, Frédéric Boyer. Maison de la Poésie, le 13 novembre 2015.




dimanche 8 novembre 2015

> En voie de disparition - Éric Pessan

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« Les livres constituent un trésor d’une foisonnante richesse. Ils nous guident dans l’existence et nous aident à vivre grâce aux nombreux personnages charismatiques qui s’y dressent promptement et nous montrent la voie. De plus, ils sont écrits par des êtres épanouis et heureux de consacrer leur vie à une activité aussi passionnante. » 

Voilà, en synthèse, ce que l’on ne trouvera pas dans le dernier ouvrage d’Éric Pessan


En voie de disparition est une variation composite et douce-amère autour de la littérature, du lecteur et de l’écrivain. Pessan triture, tacle, entaille, malaxe, malmène et il nous livre par petites touches une sorte d’autoportrait ironique. C’est drôle, libre et impertinent mais c’est aussi émouvant et d’une étonnante acuité.





« Joyeusement, on saigne les livres
   au cou
   une entaille franche
  et tout contenu s’échappe
  ne demeure qu’une pâle couverture
  et des pages sans vie »

C’est par cet égorgement joyeux que s’ouvre le petit recueil de textes courts d’Éric Pesssan, manière de traité hybride où se mêlent poèmes, constats, interrogations, divagations. Le tout, pourtant, tourne autour d’une seule et même question : le livre, ceux qui les lisent, ceux qui les écrivent et, plus fréquemment, de cet étrange « métier d’écrire » qui ne se laisse pas si facilement cerner. On a la curieuse impression, au fil des pages, que l’on nous jeté entre les mains, à défaut d’une patate chaude, un objet plus glissant qu’un savon. Quelque chose, toujours, manque pour qualifier ce qui pourrait faire « littérature »… . Convoquant le travail, l’enfance, la rage ou la nécessité, les écrivains inventent des « béquilles à la monomanie » qui les accapare. 


Quant aux recettes, elles tombent en poussière dès qu’on se penche sur elles :


« S’il suffisait de soulever le couvercle de la fosse septique
   pour alimenter le texte en drames vrais
   le métier serait à la portée
   de qui sait se boucher le nez. »


Quant aux livres eux-mêmes, et à leurs vertus curatives si souvent avancées, ils passent ici un joli mauvais quart d’heure. Pessan s’introduit librement dans quelques romans célèbres pour en extraire quelques fruits amers, déviants, fantaisistes. Une série de micro-réécritures qui interrogent avec beaucoup d’humour ce qui fait défaut, manque à l’appel et renvoie dans les cordes une certaine vision lénifiante de la littérature ou de ses personnages. 


Le  livre est-il solide comme un roc ou cassant comme du verre ? Voyez ce qui se produit lorsqu’Emma Bovary lui préfère soudain d’autres plaisirs solitaires.


« Si le livre qu’elle lisait a eu le mérite d’échauffer son esprit, il est maintenant impuissant à accomplir ce qu’un puis deux doigts plongés en elle fait monter le long de ses nerfs.
Tandis qu’elle jouit, le livre glisse de son genou et vient s’éclater au sol. Les feuilles s’échappent de la reliure brisée.
Quelle fragilité, pense-t-elle, honteuse. »


Quant à savoir si la littérature nous rend fort, nous protège ou nous prémunit, voilà la leçon que l’on peut tirer du Terrier de Kafka : 


« Lire m’a confirmé l’absolue certitude d’une douleur prochaine, d’une souffrance qui viendra puisqu’elle vient toujours, qu’elle fait partie intégrante du vivant. Lire a détruit mon illusion d’être à l’abri dans mon terrier. Je sais que la relative tranquillité dont je jouis éclatera comme une bulle un jour ou l’autre. Toutes les histoires contenues dans les livres enseignent qu’il ne faut pas se réjouir, qu’à la quiétude succède la violence, que mes petits bricolages ne me protègeront pas d’une attaque puisque l’ennemi est partout, même en moi. »


On trouvera encore 101 « tracasseries sans importance » dans lesquelles Pessan enfile comme des perles les épines qui taraudent le quotidien de celui qui écrit. Autant de mouches du coche qui accompagnent l’écrivain dans son voyage cahotant. Mais c’est peut-être dans la partie intitulée « Ta vie d’écrivain », qu’il se met le plus à la question. Un très beau texte, à la fois humble, juste et empreint d’une certaine gravité, qui évite les pièges tendus de l’auto-complaisance et de la blague potache dans lesquels quelques autres n’ont pas manqué de se précipiter. Voilà tout l’art de la délicatesse. La vraie.


Il y a pourtant un discret et vibrant happy-end à ce tableau corrosif, une concession qui arrive « cul par-dessus tête » à la dernière page du livre. Mais, ne serait-ce le plaisir de le lire, on s’en serait presque passé. Car derrière ce relevé d’insuffisances, de doutes, d’apories, de fausses pistes, se dessine en creux, et paradoxalement, ce que le lecteur ne manquera pas d’interpréter comme un hommage poignant à la littérature. Et à la maladie d’écrire.













Éric Pessan, En voie de disparition.  Éditions Al Dante / Le Triangle. 2015.





jeudi 5 novembre 2015

> Liev - si loin, si près


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Avec Pas Liev, Philippe Annocque signe l’un de ses romans les plus poignants et les plus singuliers. Un roman d’une construction formelle irréprochable qui nous plonge dans la conscience d’un personnage aux accents beckettiens tout en nous livrant progressivement à un jeu de piste digne d’un thriller à haute tension. Où sommes-nous au juste, une fois entrés dans Kosko, petite ville de province dans laquelle se rend un certain Liev, pour y exercer la noble fonction de précepteur ? D’où peut bien venir ce Monsieur-tout-le-monde à la fois si touchant et si déshumanisé ? Qu’a-t-il fait ou que lui a-t-on fait ? Ce ne sont là que quelques-unes des nombreuses questions que l’on ne manquera pas de se poser. Au bout de quelques pages, le lecteur a l’impression de marcher main dans la main avec un simple d’esprit inoffensif et rivé à une vision un peu cahotante et purement externe de lui-même et du monde. Mais peu à peu, la main se referme lentement comme une mâchoire et le lecteur n’est au bout ni de ses peines ni de ses égarements. Tout en nous perdant dans des volutes d’où l’humour n’est pas absent, Annocque nous conduit, dans un style maîtrisé et restreint – miroir de la langue à la fois froide, nue et hésitante de son personnage, à ce point de non-retour qui laisse imploser une violence longtemps contenue.





Lorsqu’elle s’applique à des personnages qui nous font perdre tous nos repères, la focalisation interne peut nous conduire sur des voies vertigineuses (on pensera notamment à La Brebis galeuse, d’Ascanio Celestini). Philippe Annocque se réapproprie ici ce levier avec beaucoup de talent. Nous ne saurons de son personnage que ce que celui-ci veut bien nous en dire (à peu près rien). De la même manière, le monde et les individus qui l’occupent ne nous apparaîtront qu’à la loupe de son regard myope. Toute expression de sentiments étant évacuée, il nous faudra simplement nous fier à ce que ce dérèglement peut induire. Et cette vision mécanique du quotidien, du travail, de l’amour et des relations humaines abrite chez Liev une fissure qui va s’élargir sous nos yeux de manière de plus en plus troublante. Car pour descriptive et apathique qu’elle soit, la manière dont Liev appréhende son environnement « manque », en quelque sorte, le langage. Circonvolutions, répétitions, hésitations, témoignent dans le discours tout à la fois d’un effort soutenu de précision et d’un fossé infranchissable entre l’ordre des mots et l’ordre du monde. Liev ne cesse de dire et de se dire car il ne parvient jamais ni à l’un ni à l’autre. Peut-être comme nous tous, peut-être comme lui seul, il est aliéné au monde et au langage. La parole s’entête mais le raccord échoue. Et lorsque les événements (mais lesquels au juste ? se demandera-t-on longtemps) prennent une tournure particulière, cette discordance se creuse.


« Et puis les choses sont allées de moins en moins bien. C’était difficile de trouver les mots pour le dire, dire pourquoi c’était difficile, pourquoi c’était de moins en moins bien et difficile de le dire, c’était difficile, c’était difficile. »


Liev, donc se présente à Kosko pour être précepteur. Mais on ne lui confie aucune tâche de précepteur car il manque les enfants. Qui ne sont pas encore arrivés. Il couche avec Magda, la servante, et se fiance avec Sonia, la fille du propriétaire. Mais se fiance-t-il vraiment ? Peut-être, peut-être pas, puisque tout semble aller par deux : Liev / Pas Liev, Magda/Sonia, les deux enfants… jusqu’à ses deux pages (42 et 43) délicatement bégayées sur une double colonne. Pourtant, Annocque réussit cette prouesse, alors que tout vacille, de nous faire avancer dans une histoire qui nous aspire de la première à la dernière page. Quelque chose n’est pas en phase et ce déphasage nous absorbe entièrement sans que nous puissions quitter le personnage d’une semelle.


Un événement terrible, donc, va se produire. Ou s’est peut-être déjà produit, dès la première page. Liev en est-il l’auteur ? Ou croit-il seulement l’avoir été ?


Car le lecteur se surprendra finalement à douter de tout, ou presque, enferré comme il se trouve dans les seules pensées et les seuls yeux de cet étrange Pas précepteur… qui affiche des cousinages variables du côté de Bartleby, de l’idiot de Dolstoïevski ou du Meursault de Camus.


Et pourtant, on le sent à chaque page, tout cela n’est pas qu’un jeu monté pour déboussoler et faire vibrer le lecteur. Pas Liev est aussi un roman puissant sur la solitude, l’aliénation, les souffrances ravalées qui n’ont pas trouvé le chemin des mots.
















Philippe Annocque, Pas Liev. Quidam Éditeur. 2015.