dimanche 12 avril 2015

> Souvenirs à chaud d'un moment de grâce

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Hier, donc, dans l’enceinte de la Basilique Saint-Denis, Pascal Quignard a lu des extraits de Mourir de penser, le IXème tome du Dernier Royaume, projet d’écriture de longue haleine qu’il avait initié en 2002. Ce n’était pas une rencontre au sens habituel du terme : l’étrange beauté des lieux, un rien emphatique, ne pouvait pas ne pas changer les règles du jeu. Et on nous a prévenus dès le début que cette lecture ne serait pas suivie de questions. Il s’agissait plutôt d’un moment de partage. Et il le fut, au sens fort du terme. 

On pouvait pourtant s’attendre à tout dans un cadre comme celui-ci, qui impose d’abord le silence - comme s’il fallait se mettre au diapason des rois gisants autour et de leur dernière leçon d’humilité, pas si chrétienne que cela au demeurant. Nécessairement rejetés vers un espace intérieur, bien loin sous la lumière avare et diffractée des vitraux, nous n’étions pas à l’abri d’un  risque : celui de se trouver exposé à la force d’un sermon, fût-il littéraire.

 C’était compter sans la voix chaude et ouatée de l'auteur, sans le poids, la présence et la pudeur de sa parole, sans sa capacité à créer de l’intime dans les grands espaces.

Cette lecture aura duré en tout et pour tout 35 minutes, ce qui est peu si l’on en croit les canons de l’exercice, et fut pourtant beaucoup. Une lecture qui plus est entrecoupée par un magnifique chant de Purcell, celui dans le souffle duquel s’est écrit Mourir de penser, nous a rappelé Quignard, qui a conçu chacun des tomes de son Dernier Royaume comme l’excroissance d’un chant qui le hantait.

Sinon, quelques fragments, en quête d’une «pensée mendiante», le souvenir de quelques actes fragiles, de courage ou de renoncement - telle cette ultime rétraction du roi frison Radbod qui s’arracha au sacrement chrétien un pied déjà plongé dans l’eau baptismale, au prétexte qu’il préférait rejoindre ses ancêtres en Enfer plutôt que d’entrer seul au Paradis.

La personne qui m’accompagnait s’est souvenu d’un proverbe égyptien de sa grand-mère qui portait le même message : « je préfère rejoindre les miens en Enfer que d’entrer seule au Paradis ». De l’arabe au latin ont circulé les mêmes doutes, les mêmes craintes, les mêmes curieux actes de foi.

Mais quelle est la leçon, se demande Quignard ? Penser le Paradis, c’est peut-être accepter justement  la solitude de penser. C’est peut-être prendre le risque de refuser le ralliement.

On aura encore croisé Dagobert, Abélard (qui fut un résident de la Basilique), Marcel Moss, Marcel Granet et Thomas d’Aquin, jetant soudain, en  ce jour de 1273, « peau, plume, encre et grattoir par terre » pour réduire en un instant sa somme théologique et l’immense bibliothèque qui l’entourait à un fétu de paille.

Moment de doute, d’effondrement, de dépression, de «dépressurisation de la noèse», dit Quignard, dont on pourra trouver parfois les images trop ardentes, mais qui le sont justement parce qu’elles veulent dire l’essentiel, retenir un peu de l’eau qui se perd entre nos doigts. «Le plus grand théologien qu’ait connu l’Eglise», précise-t-il, «a encore le courage d’une ultime métaphore», puisqu’il dit de tout ce savoir engrangé : «c’est comme de la paille » (sicut palea). Derrière la vanité du savoir peut-être ne reste-t-il que cet infime os à ronger, ce «végétal desséché» qui n’est pas tout à fait rien mais le presque rien d'où peut encore surgir la pensée. Thomas D’Aquin se taira, n’écrira plus, ne priera plus, mourra un an plus tard. Mais il a peut-être, parmi d’autres, pointé du doigt l'infime, insaisissable et fragile brin d’herbe, la seule et mal nourrissante nourriture qui nous reste à penser lorsque tous les dogmes et tous les jugements sont tombés.

Cette lecture était l’un des derniers rendez-vous (son acmé ?) du festival Hors Limites, qui a pris fin hier soir.

Qu’il nous soit permis alors de nous étonner ouvertement du silence obstiné avec lequel la presse aura une fois de plus couvert ce festival. Si l’on excepte un louable papier d’Alain Nicolas dans l’Humanité, ce fut à peu près, comme à chaque fois, le néant dans les grandes largeurs. Pas un mot dans le Monde, pas un mot dans Libération, pas un mot dans les pages pourtant souvent moins suivistes du Matricule des Anges, et la liste pourrait encore s’allonger. La Seine-Saint-Denis n’intéresse visiblement les journalistes et les critiques littéraires que lorsqu’il s’agit de compter des cadavres, des voitures brûlées, des intrusions du voile intégral dans l’espace public ou des records statistiques en matière de chômage, de décrochage scolaire ou de départs en Syrie. Que ce département organise un événement de cette ampleur sans qu’il n’y soit, de plus, jamais question du département en question, et les voilà qui débandent. C’est bien connu, les Femmes ne sont jamais si libres que lorsqu’elles parlent exclusivement de la liberté des Femmes, les Noirs des Noirs et les Séquano-dinonysiens du séquano-dionysisme.

Nous n’hésiterons pas, pour servir notre mauvaise humeur, à voler quelques mots à Pascal Quignard. On avancera qu'à une déambulation autour de « ce peu que nous pouvons penser et qui surgit comme un mendiant près d’une porte », il est clair que nos médias préfèrent souvent un autre voyage, qui, métaphore pour métaphore, se réduirait à ceci : se déplacer en  rouleau compresseur sur l’autoroute.












Pascal Quignard, Mourir de penser - le Dernier Royaume, Tome IX. Editions Grasset. 2014. 

Lecture à la Basilique Saint-Denis, le 11 avril 2015, dans le cadre du Festival Hors Limites.




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