lundi 6 avril 2015

> L'absence intérieure

















L’absence de soi, la disparition, le retrait radical constituent sans doute, sous des formes diverses, l’une des grandes tentations de notre temps. C’est sans doute là le revers d’une époque soumise plus que jamais (et sous des formes parfois d’autant plus perverses qu’elles s’insinuent « mollement » dans notre quotidien) à des injonctions croissantes de productivité, d’efficience et de rentabilité…


Avec Disparaître de soi, David Le Breton, sociologue prolixe qui s’est notamment beaucoup intéressé à la communication et à ses métastases contemporaines (voir ses très beaux essais sur le silence)(1), effeuille la noire marguerite de cette dérive multiforme qui nous pousse à nous absoudre de nous-mêmes.



Du pachinko aux forme modernes de «quête du coma», du burn-out aux changement intempestifs et définitifs d’identité, de l’hikikomori aux diverses variantes de la claustration addictive en passant par l’anorexie et les aspirations radicales dans les mondes virtuels, David Le Breton nous invite à une réflexion sur la fuite intérieure, le renoncement absolu, le lâcher prise.

Bien sûr on ne peut pas tout placer sur le même plan, des nuances sont nécessaires lorsqu’on approche ces différentes formes de « disparition de soi ». Il y a sans conteste une marge importante entre des formes de transformation qui relèvent de choix plus ou moins assumés, de quêtes salvatrices d’un autre soi-même, de renoncements à certains modes de vies vécus comme imposés et des ruptures qui font violence, des pathologies qui génèrent de la souffrance pour fuir la souffrance, des détériorations de son propre corps. Certaines «figures heureuses» de l’absence à soi, ou à tout le moins plus neutres, ne sont d’ailleurs pas absentes de ces pages comme l’auteur nous le rappelle en conclusion (il évoque notamment à ce sujet le statut de «la fadeur» dans la culture chinoise). Entre ces deux espaces les frontières sont parfois poreuses, mais pas toujours.

Certes, une analyse trop unilatérale de ces différents phénomènes nuirait à leur compréhension et l’auteur de cet essai, d’une certaine manière, s’en garde bien, d’autant qu’une abondante bibliographie en fin d’ouvrage permettra à chacun d’approfondir les différents sujets abordés ici. On constate toutefois que certaines problématiques leur sont communes et que la plupart de ces manifestations renvoient peu ou prou à la question de notre inscription défaillante dans une société qui ne fait plus sens, au hiatus entre corps et corps social, à la blessure qu’impose en nous l’homo economicus lorsqu’il fonctionne comme un ogre face à nos propres espaces de liberté et de valeurs.

Il ne s’agit pas pour autant de porter les ornières de notre contemporanéité, nous ne saurions nous octroyer le privilège exclusif de la souffrance sociale. Ce serait même là une grossière erreur. L’idée de David Le Breton vise plutôt à cerner « la nôtre » dans ce qu’elle peut avoir de distinctif. C’est ainsi qu’il évoque 

« le contexte de nos sociétés où, sans doute, l’existence est moins âpre qu’autrefois mais où la tâche d’être un individu est malaisée pour nombre de nos contemporains, quels que soient par ailleurs leur statut social ou leurs références culturelles ».

Il y a ce que Le Breton appelle des «manières discrètes de disparaître» (l’invocation de la fatigue, la fuite dans le sommeil, le jeu, les retraits temporaires…) et d’autres beaucoup plus extrêmes qui ne sont parfois que des variantes de suicide. Il s’intéresse aussi aux différents stades de l’existence (adolescence, âge adulte, vieillesse) et aux phénomènes spécifiques de disparition de soi qui s’y rattachent dans une quête toujours problématique d’identité. On lira notamment avec intérêt son analyse de la maladie d’Alzheimer.

La richesse du livre de David Le Breton tient aussi à la variété des sources qu’il convoque, n’hésitant pas à faire une assez longue incursion du côté de ce qu’il appelle «les figures littéraires de l’absence» en maraudant du côté de Blanchot, Pessoa, Walser, Perec, Melville et quelques autres.

Le tableau est sombre, mais stimulant. Et il ouvre également un espace de réflexion sur ce que pourrait être une approche positive de la «disparition de soi». 

«La blancheur est peut-être parfois une puissance, une énergie en attente de son déploiement prochain. Suspension du sens et non extinction.»

Ce droit de retrait serait-il à entendre comme un sas de décompression avant de rentrer à nouveau dans le rang ?

Pas sûr, on peut aussi y voir l’espace vide irréductible où pouvoir se retrouver et se réinventer soi-même en marge des grosses bouchées mal triées que l’on nous enfonce dans la bouche. Et si cet espace vide  ne nous dispense pas d’une pensée ou d’une action politique (essayer de transformer notre environnement social et économique), il a le mérite, si nous savons le préserver, de nous permettre d’y vivre autrement.
A plusieurs siècles de nous, c’est encore le vieux Montaigne (auquel Le Breton donne la parole dans le dernier paragraphe de son essai) qui nous montre peut-être la voie de la sagesse :

« Il se faut réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude.»(2)


Notes
 
(1)   Du silence, Métaillié, 1997 / Le Silence et la Parole, contre les excès de la communication, Erès, 2009.
(2)   Essai, Livre I, Garnier-Flammarion, 1969

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  David Le Breton, Disparaître de soi, une tentation contemporaine. Editions Métaillié. 2015.




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