samedi 28 juin 2014

> Ecrire les pieds dans le sable

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Pour tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à la corrida, il y a un avant et un après. Entre les deux, une date : le 16 septembre 2012. Ce dimanche-là, le torero espagnol José Tomás donna une corrida en solo dans les arènes de Nîmes face à six toros de six élevages différents. Le spectacle fit l’effet d’une déflagration dans le mundillo. Sous les yeux des 15000 aficionados qui y assistèrent, rien de tel ne s’était encore jamais produit. D’aussi beau, d’aussi renversant, d’aussi simple et indiscutable. Ceux qui l’ignoraient reconnaissent avoir découvert à cette occasion que l’art de la tauromachie peut arracher des larmes. Cette corrida a presque instantanément accédé au statut d’événement mythique. Un avènement, pourrait-on dire, auquel une production pléthorique est venue faire écho au fil des mois qui ont suivi et jusqu’à aujourd’hui : presse, littérature, peinture, photographie… Une salle permanente lui a été consacrée, telle une chapelle, dans le musée des cultures taurines de Nîmes. Simon Casas, directeur des arènes de la ville ainsi que de celles de Valence et Madrid (et dont chacun sait qu’il a assisté avec une extrême attention à plusieurs milliers de corridas dans sa vie), en a conçu un livre : La corrida parfaite… La « chose » a inspiré un texte à Mario Vargas Llosa en décembre 2012… Et la liste des gloses et répercussions habitées pourrait encore s’allonger…


Cette corrida ressurgit aujourd’hui là où on ne l’attendait pas : dans la prose poétique de Ludovic Degroote – dont aucun des textes précédents ne témoignait pourtant de son goût pour la tauromachie. Si le «coming out» est sans doute anecdotique, le texte ne l’est pas. Car Ludovic Degroote saisit cette occasion pour interroger le sens de la poésie et de sa propre écriture poétique au miroir de ce que José Tomás lui a donné à voir «le seize septembre deux mille douze entre onze heures quarante et quatorze heures».




Voici enfin un livre qui ne parle pas de José Tomás. Et ne parle que de lui. L’homme majuscule par excellence entre ici en minuscule dans le texte – «josé tomá, n’infléchit pas la façon d’écrire. L’événement dont il est question s’inscrit au cœur même de la poésie de Ludovic Degroote sans la dénaturer et comme aspirée par elle. Le texte fait surgir une congruence, une « coïncidence » pourrait-on même dire. Si la corrida de José Tomás a inspiré une admiration unanime, Ludovic Degroote ne procède pas ici à un énième hommage superlatif. Certes, la tentation de l’hommage n’est pas totalement absente («si on fait la comparaison avec les mots, on trouvera un ou deux poètes par siècle») mais elle prend d’abord la forme d’un constat sans lyrisme. Degroote prend pour lui l’événement, interroge ce qu’il a vu, creuse son propre étonnement jusqu’à mettre à jour le point de jonction qui, sur un fil ténu, relie cette corrida à sa propre écriture et aux questions que lui pose inlassablement sa quête poétique.


Le chemin qui nous conduit par une sorte de glissement invisible de l’espace des arènes à celui du       poème est un chemin intérieur. Mais ce n’est pas tant par la corrida en général que par cette corrida en particulier que s’opère le glissement. Comme si ce qui pouvait être parfois ailleurs entraperçu et susciter des comparaisons chevillées éclatait ici au grand jour, dans une sorte d’évidence dénuée de tout artifice. Degroote le précise : ce qu’il avait ailleurs pressenti mais jamais tout à fait « vu », José Tomás le lui a révélé.

Il part donc d’abord de ce qu’il a observé, de sa surprise, de la sidération qu’a provoqué en lui les faenas du torero espagnol. Il ne se laisse pourtant aller à aucune forme d’emphase mais essaie au contraire de cerner sobrement le lieu du miracle.

« il se tient toujours à sa place, l’unique possible : plus près il meurt, plus loin il se rate ; c’est dans ce réduit seul qu’il devient immense ; certains hommes y arrivent, le temps d’un instant, exceptionnellement deux, mais lui ce matin-là s’y est maintenu durant deux heures et demie (…) »


C’est d’espace d’abord, qu’il est question, et de temps. Un temps où tout s’enchaîne dans une justesse absolue, dans un «glisser» qui abolit l’habituelle succession aléatoire des séquences temporelles de l’existence.

« il ne recule pas, ne sautille pas : il est en place : comme si, dans chaque instant qu’il vit il anticipait le suivant, de sorte que cet instant à venir le maille à son geste, alors que tous nous vivons dans le heurt de ce que le présent et l’adversité nous imposent, et l’incompréhension où nous sommes d’attendre le suivant »

Ce « temple », pour naturel qu’il paraisse est le fruit d’une exigence intériorisée et va bientôt bientôt laisser transparaître ce qui le rapproche de la poésie.

«en le regardant avec son toro, je pensais au poème, sans que je sois empêché d’être pleinement dans sa manière, elle me semblait exprimer en creux l’exigence de l’écriture poétique»

Ce rapprochement possible, d’autres, bien sûr, en ont déjà parlé. On pense notamment à Leiris (auquel Degroote fait une brève allusion) et son Miroir de la tauromachie. Mais sous les yeux de Degroote la corrida du 16 septembre a incarné comme nulle autre cette parenté.

«je regarde ses pieds et je pense à mes vers»

L’auteur de cette phrase n’entend pas ici se hisser au niveau de perfection qu’il attribue à José Tomás, mais le toreo de ce dernier le renvoie à une exigence qui habite tout travail poétique un peu engagé, le sien y compris.

Les passes que Tomás a donné à voir interrogent l’enchaînement des vers dans le poème, la place et le poids de chacun d’entre eux et la manière dont ils coexistent.

«ce qui a été incroyable ce dimanche-là, c’est que josé tomás a templé toutes ses passes, comme on écrirait un poème ou un ensemble de poèmes sur un fil invisible qui ferait de chaque vers et de chaque série de vers un moment unique, sans qu’ils s’affaiblissent l’un l’autre»

Mais au-delà de cette question du temple et de l’enchaînement c’est la posture du torero, sa manière d’être au toro, qui interrogent une certaine manière d’être au poème.

Car chez José Tomás, il y a une forme d’humilité peu courante, un refus systématique du spectaculaire et une sorte de douceur dans la façon de mener le toro à lui. Ceux qui l’ont vu toréer savent qu’il est l’un des rares lidiadors à ne jamais interpeller l’animal avec la voix. L’un des rares aussi à ne pratiquement jamais recourir aux figures de défi (le fameux «destaque») si fréquentes chez la plupart des toreros et qui constituent un appel à peine détourné aux applaudissements du public.

Il y a au contraire dans chaque geste de José Tomás quelque chose qui se joue autrement, un «commun hors du commun» qui génère de l’extraordinaire dans la simplicité.

«il ne raconte pas d’histoire, il dit seulement ce qu’il a à dire – qui devient essentiel, dès lors que la forme se trouve à la hauteur»

Et Ludovic Degroote voit aussi dans cette authenticité extrêmement exigeante et ennemie du superfétatoire, un idéal d’écriture.

De la même manière qu’il ne verse pas dans le spectaculaire (ou rend spectaculaire le refus scrupuleux de toute forme d’outrance)  José Tomás ne s’abandonne jamais au pathétique. Il trouve ce point d’ancrage où fermeté et douceur avancent à l’unisson et arrachent à Ludovic Degroote ce constat qui pourrait tout autant s’appliquer à la poésie dont il rêve qu’à la corrida du 16 septembre :

«au bout de la main
la mélancolie n’est pas une mollesse»

Quelle leçon tirer de tout cela ?
Aucune sans doute, puisque lorsque l’on travaille avec «sa propre matière», face au toro ou face au papier, c’est dans la solitude que tout advient ou disparaît.

« josé tomás ralentit le mouvement

  il ne peut rien pour moi

 ni pour ce que j’écris

 Moi aussi je suis seul

 face à moi-même ».






Ludovic Degroote,  josé tomás. Editions Unes. 2014.


Images :  1) La Suerte de matar, de Miquel Barceló 3) José Tomás

 

dimanche 1 juin 2014

> Vies arides - Graciliano Ramos

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A l’heure où le Brésil s’apprête à clinquer sur nos écrans dans le tintamarre d’une coupe du monde à 3,5 milliards d’euros, il n’est peut-être pas inutile de s’immerger dans une zone plus délétère de son histoire et de sa géographie.

Vies arides, le roman de Graciliano Ramos récemment traduit par Mathieu Dosse (1) aux Editions Chandeigne a été publié pour la première fois en 1938. Il est d’abord constitué de quelques nouvelles écrites et publiées de manière autonome et autour et à partir desquelles l’écrivain en a finalement composé plusieurs autres pour aboutir à ce roman. Genèse particulière qui fait que chaque chapitre de Vies arides, malgré la récurrence de ses personnages, possède la densité d’un texte qui aurait pu se lire seul.


On y découvre, à travers une série de vignettes enchâssées, la vie âpre d'une famille de fermiers du Sertão nordestin. Le nom de cet arrière-pays immense et aride résonne de nombreux échos dans la littérature brésilienne. Terre des sans terre, des plus pauvres, des relégués, le Sertão fut également le fief de bandits de renom, historiques ou légendaires, popularisés d'abord par tout un pan de la fameuse littérature de cordel. Au tout début du XXème siècle, Euclides Da Cunha l'a magnifié dans son récit-témoignage consacré à la Guerre des Canudos. Contemporaine de Graciliano Ramos, Rachel de Queiroz s'empare encore de cet espace dans l'Année de la grande sécheresse, paru en 1930. João Guimarães Rosa, vingt ans après Vies arides, en fera également le cadre de son immense roman Diadorim (titre original : Grande Sertão : verades). Et ce ne sont là que quelques exemples, tant la littérature brésilienne s'est diversement nourrie de cette région pourtant peu nourricière...

Mais le Sertão de Graciliano Ramos, dont on dit qu’avec Vies arides il bouleversa les canons de la littérature brésilienne, est dégraissé de ses légendes. Il apparaît comme un coin de terre calcifié, à l’image du cœur de ceux qui le peuplent. Ici, en l’occurrence, un homme, une femme, leurs fils et leur chienne. Et c’est à travers la seule et pauvre vision du monde de ces quelques personnages que le lecteur effectuera son voyage dans un univers d’une rudesse sans fin, que ne rachètent ni la force du mythe ni l’espoir du moindre soulèvement collectif.









A la lecture des premières pages de ce roman, on a l’impression d’entrer dans un monde assez proche de celui, post-apocalyptique, de la Route de John Mc Carthy. On suit l’errance d’une famille de miséreux, tenaillés par la faim et dont on ne sait ni d’où ils viennent ni où ils espèrent arriver. Seule la référence à quelques termes renvoyant à la végétation spécifique du Sertão nous permet de supposer que l’on ne se trouve pas tout à fait nulle part. Si l’on devine que leur chemin a été long et pénible, on ne sait rien de ce qu’ils ont quitté (sans doute peu de choses) ni de ce qui les a poussés à partir vers peut-être pire encore. Ils ont des allures de survivants, défaillants et vêtus de haillons. Le soleil les brûle, ils sont blessés par les ronces. Il y a le père (Fabiano), la mère (Sinha Vitoria), le fils aîné, le fils cadet. Ils sont accompagnés d’une chienne (Baleine) qui parvient parfois à leur rapporter quelques préas, des petits rongeurs dont la viande leur permet de mourir moins vite que s’ils se nourrissaient exclusivement de racines. Lorsqu’on les découvre ils sont pourtant très près de leur point d’arrivée : un lopin de terre pratiquement incultivable qui leur sera prêté contre leur force de travail, puisque rien, ici comme ailleurs, ne leur appartient.


Pour peu idyllique qu’il soit, ce tableau nous est pourtant dépeint sans aucune forme de pathos, dans une langue classique, précise et épurée. Et même le terme de «malheureux» par lequel sont une seule fois désignés les personnages au début du roman, semble presque relever d’un vocabulaire technique.


En treize chapitres qui sont autant de fragments de vie resserrés, Graciliano Ramos nous installe auprès de ces personnages, depuis leur arrivée sur cette nouvelle « terre » où pourtant rien de nouveau ne se jouera, jusqu’à leur prochain départ.


Chacun de ces chapitres, comme nous le disions plus haut, recèle la force intrinsèque de la nouvelle qu’il fut souvent d’abord.


Le fils rêve de se changer en adulte mais ses rêves sont enferrés dans le cercle qui le tient prisonnier : devenir vacher pour un propriétaire, porter un coutelas à la ceinture, être capable de chevaucher un bouc sans que celui-ci ne l’envoie valdinguer dans les pierres du désert. La mère voudrait troquer sa couche en rondins qui lui scie le dos contre un vrai lit. Le père est un jour humilié publiquement par un « soldat jaune » qui lui flanque une rouste avec le dos de son sabre et l’envoie dormir en prison. Il rumine sa rancœur jusqu’à la lie, mais le retrouvant un jour seul, il ne parvient pas à passer à l’acte en se vengeant. L’exploitation est palpable à chaque page: l’argent que les propriétaires leur verse en fin de mois est toujours « mal compté » et ils sont mis à l’amende pour avoir vendu un peu de viande de porc dans la ville voisine sans s’être acquitté de la taxe qui leur était réclamée. Et pourtant, elle n’est jamais nommée comme telle. Sans doute faudrait-il pour cela quelque chose comme une conscience de classe. Mais les personnages de Ramos ne savent nommer que leur malheur et dépensent toutes leurs forces à essayer de survivre. On est loin ici des canganceiros justiciers et on ne rencontre aucune figure messianique et fédératrice pour inviter le peuple à se relever. Les Sertanejos de Graciliano Ramos ne vont ni au bout de leurs rêves ni au bout de leur rage. Cela leur est impossible. Divisés, déchirés, ils ne constituent d’ailleurs jamais un « peuple » et demeurent emmurés dans ce qu’ils appellent, faute de mieux, leur destin. Lorsque la marmite bout elle menace plus souvent d’imploser que d’exploser. La souffrance ne se transmue jamais en intention politique et, comble de dérision, seul l’animal de la famille se verra prêter au détour d’une phrase une réaction de cet ordre :


«Elle donna un coup de pied à la chienne, qui s’éloigna, humiliée et pleine de sentiments révolutionnaires.»


Dans Vies arides, on ne trouvera pas non plus de rédemption poétique. Si le style de Graciliano Ramos est limpide, il ne prête aucune emphase, aucune envolée lyrique à ses protagonistes. Ceux-ci sont au contraire marqués par une indigence verbale qui est à lire à l’aune de leur condition sociale. Si l’on pourra parfois trouver légèrement artificiel la lucidité qu’il leur prête quant à leur propres insuffisances, l’écrivain brésilien a bien su mettre en avant à quel point notre marge d’intervention sur le monde qui nous entoure s’inscrit aussi dans le pouvoir que les mots nous offre ou nous refuse. Les personnages de Vies arides se heurtent constamment à leurs limites : et les limites de leur langage pour dire, comprendre, exprimer et modifier le monde font aussi partie de ce qui les condamne à subir l’oppression des forces extérieures et de la société. S’ils parlent fort, nous signale un instant l’auteur, c’est pour compenser les mots qui leur manquent. Et lorsqu’un jour ils se rendent en ville à l’occasion d’une fête de Noël, ils se sentent étrangers à ce monde qui leur est refusé. Et ce sentiment passe aussi par la présence d’une profusion d’objets qu’ils ne connaissent pas car ils ne savent pas les nommer…


«Sans leurs noms les choses demeuraient distantes, mystérieuses. Elles n’avaient pas été faites par des gens. Et ceux qui les manipulaient  commettaient une imprudence. Vues de loin, elles étaient belles. Emerveillés et craintifs, ils parlaient bas pour ne pas réveiller les forces étranges qu’elles tenaient peut-être enfermées.»


L’une des forces et des originalités de ce roman réside aussi dans la prégnance d’une focalisation interne qui nous fait constamment naviguer d’un personnage à l’autre sans nous offrir le recul qui aurait permis que s’instille dans le texte une vision élargie, collective et donc politique de ce qu’ils subissent. Ou peut-être pourrait-on dire que la dimension politique du roman réside dans la dénonciation même de l’absence de prise de conscience active à laquelle les personnages se voient condamnés.


Pourtant, malgré cette focale, Graciliano Ramos parvient à produire un effet d’intemporalité. On ne trouvera aucune date dans ce roman, pas plus que le nom de la moindre ville ou du moindre village. L’espace et le temps semblent avoir été abolis, anonymés, comme si tout cela était voué à se reproduire sans fin, aux quatre coins d’un Sertão devenu inseccable. Peut-être, en cela, aura-t-il fait œuvre de prophétie. Vies arides parle du Brésil d’hier mais aussi de celui d’aujourd’hui. Anachronisme qui n’est pas sans fondement, lorsque l’on sait à quelles formes d’esclavage moderne sont encore à ce jour réduits les plus pauvres de cette région du Brésil.

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(1) Une première traduction française, due à Marie-Claude Roussel, était parue en 1964 chez Gallimard (et fut rééditée en 1989).

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Graciliano Ramos, Vies arides. Editions Chandeigne. 2014. Traduit du brésilien par Mathieu Dosse.