samedi 21 septembre 2013

> Céline Minard : feux à l'Ouest

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 Le dernier roman de Céline Minard est un western. Il y a des cow-boys, des Indiens, des mottes de terre qui volent sous le ventre des chevaux lancés au galop, des saloons où le whisky coule à gogo, des grognards qui puent, des scalps pendus aux ceintures, des putains qui fument au comptoir, des règlements de compte et des villes qui poussent dans le désert. On connaît bien Céline Minard, alors on s’attend d’abord à ce que le cadre frissonne, se distende et soit pulvérisé. On guette les elfes au coin des cactus ; on se dit qu’un samouraï en bas bleu pourrait bien soudain pousser la porte du saloon ; on parie sur des bifurcations impromptues qui nous feront passer du Far-West à la lune. On redoute avec délices le coup de feu qui nous propulsera dans quelque seconde dimension, le monologue autophage qui incendiera le récit. On prédit le carnage, on suppute l’entourloupe fabuleuse… On sait qu’avec elle tout est possible. Et bien rien de tout cela ne se produit vraiment. L’auteure de Bastard Battle et de So long Luise ne s’adonne pas ici au mélange des genres. Elle reste jusqu’au bout dans les vents d’Ouest qui soufflent sur ses premières pages. Mais elle nous offre pourtant, une fois encore, un roman somptueux, désentravé et bouillonnant. 





Faillir être flingué est sans doute un titre assez peu orthodoxe pour un roman de genre que l’on vient de présenter comme établi peu ou prou selon les règles du western. On y perçoit un sens de la dérision qui nous promet toutefois certains écarts ou à tout le moins un ton particulier. Et la promesse sera tenue. Il faut dire que chez  Céline Minard, la profondeur boude rarement la légèreté et que lyrisme et burlesque ne font pas nécessairement mauvais ménage… Mais c’est aussi cette autre promesse du titre, plus terre à terre, que tiendra le récit : voici un roman où, si l’on passe souvent près du pire, on meurt somme toute assez peu… La plupart des protagonistes dont nous aurons suivi les destins tumultueux et croisés s’en sortent même plus tôt pas mal. Transformés, vengés, libérés ou amochés. Mais pour finir, ils pourraient presque tous chanter « même pas mort ! » d’un ton joyeux et narquois. On ira d’ailleurs jusqu’à épargner les affres du trépas à un coiffeur scalpé large et bas. C’est pour dire… Et arrivés en bout de course, on peut même franchement parler de Happy end, phénomène relativement rare dans la bonne littérature. Alors ne boudons pas notre plaisir !

Dans cette fresque qui ne souffre pas le moindre relâchement de rythme, les personnages se suivent, se rencontrent, s’éloignent, se retrouvent et ne se ressemblent pas. Chacun promène avec lui ses lubies, ses rêves, ses désirs de vengeance, ses errances, sa quête. On y trouve des péquenots sublimes et dérisoires, des noms indiens pleins de tirets à sucer comme des bonbons ou qui claquent sous la langue comme des formules secrètes, des petites filles qui devinent d’un seul frétillement de narine, entre deux cactus et un horizon de poussière, qu’elles ont franchi la frontière invisible du Dakota… Il y a un médecin pénitent qui s’est détourné son office après avoir involontairement décimé une tribu entière avec un vaccin frelaté – tribu dont l’unique et insaisissable survivante prodigue ses dons de guérisseuse à travers les plaines. Il y a deux frères qui transportent leur mère agonisante sur un chariot tiré par des bœufs. Il y a des voleurs de voleurs, des parties de cartes et de dés dont on ressort plus sec qu’un arbrisseau du Nouveau Mexique… Une violoncelliste dépossédée de son archet qu’un vaillant cow-boy se mettra en tête de lui rapporter coûte que coûte…Le trophée,  récupéré suite à  quelques remarquables faits de guerre, vaudra à son galant détenteur provisoire le sobriquet pawnee de «Baguette-de-crin-noir». Et l’on pourrait s’épancher encore longtemps en recensements poétiques ou pittoresques puisque Faillir être flingué, où ne manquent pourtant ni l’action ni les rebondissements, est avant tout une délicieuse galerie de portraits.


Tout ce beau monde se déploie d’abord par petites touches dans les plaines sans fins du grand Ouest. L’écriture de Céline Minard se vautre avec délectation dans l’immense appel d’air des grands espaces américains, dans un univers sans contour et aussi hostile qu’enivrant. Mais tous les personnages convergeront finalement vers «la ville», sorte de fleur fragile que l’on voit presque éclore sous nos yeux et sur la frontière mouvante du territoire et du rêve de chacun. C’est sur ce périmètre plus confiné, mais encore bercé de toutes parts par l’infini qui l’entoure, que se concentre la seconde partie du récit. La vie collective se construit, encore toute fruste, rugueuse, pleine de dangers et de bégaiements. Société de jeux, de beuveries, de règlements de compte et de business naissant. C’est finalement entouré de tous que chacun tirera son épingle du jeu. Mais n’allons pas chercher dans ce cours-là des choses une morale sociale trop appuyée… Car ce que pétrit avant tout le lecteur c’est une littérature généreusement inspirée où il constate à chaque page qu’une belle soif d’écrire à la source de tous les possibles est en train de s’étancher.


Comme le rappelle Eric Dussert dans un récent article du Matricule des Anges consacré à ce roman, «le western n’en finit pas de se renouveler» (Nouveau Western, Western spaghetti, Western SF…). Pourtant, comme nous le disions plus haut, Céline Minard agit ici avec une certaine douceur sur le cadre et les codes du genre. Elle semble plutôt se limiter à un hommage légèrement bousculé et la prouesse est d’autant plus remarquable. Car le plaisir que produit son roman tient à la seule force de son écriture et au bonheur presque palpable avec lequel elle s’empare de cette source inépuisable de fictions, d’images et de circulation d’énergie...


Un certain réalisme historique imprègne pourtant souvent le texte. Aussi bien dans le sens du détail, la précision (les protocoles de transaction avec les Indiens, les objets, les plats que l’on cuisine, la façon de tondre un mouton)  que dans la peinture plus générale d’une époque. Une époque où, derrière le rêve, la misère côtoyait la violence brute et où l’on pouvait fumer son prochain pour une paire de bottes ou un mot de travers. On en trouvera d’éminents reliquats, à peine plus tardifs, dans Témoignages, la somme de poèmes objectivistes que Charles Reznikoff composa à partir d’archives judiciaires américaines couvrant la période 1885-1915.


Si le cinéma fournit plus d’une référence incontournable en matière de western, on sent également passer dans le texte de Minard quelques belles vibrations littéraires. Le Cormac McCarthy de Méridien de sang n’est pas toujours très loin, peut-être, dans quelques scènes de combat ou quelques embardées (dont la plus belle est cette chevauchée soudaine et effrénée à laquelle se livre «Baguette-de-crin-noir» à la tête de cent chevaux sauvages). Mais il y a aussi un long trait d’humour délicat dans le roman de Céline Minard – dimension radicalement absente de l’œuvre magnifiquement sombre de McCarthy… Et sur le versant de la cocasserie, qu’elle sait toujours tempérer et tenir à juste distance de la tentation parodique, on pensera plus d’une fois aux Frères Sisters de Patrick De Witt, cet autre roman jubilatoire de facture westernesque paru en 2012 chez Actes Sud.


Quels que soient les échos variables qui puissent nous atteindre lorsqu’on lit Faillir être flingué, une chose est sûre : chaque nouveau livre de Céline Minard est une impressionnante affirmation de liberté. Elle écrit des romans qui semblent souvent ne l’avoir été qu’à une seule fin – mais on s’en contentera volontiers : nous rappeler que la littérature existe et que c’est une bonne nouvelle.












Céline Minard, Faillir être flingué. Editions Rivages. 2013.


 



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