mercredi 15 mai 2013

> Vie et mort d'un feu de paille


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Qui se souvient d’Edie Sedgwick ? J’ignorais en ce qui me concerne jusqu’à son existence (assez proche, on le verra, d’une forme radicale d’inexistence) avant de tomber un peu par hasard sur l’émouvante biographie que Jean Stein lui consacra au début des années 80. Elle fut pourtant un temps, dans le giron d’Andy Warhol, une icône « people » des sulfureuses années 60. Ces années, on le sait, ont été peuplées de figures artistiques qui se sont brûlées les ailes à tout ce que la vie et l’époque, bouillonnante, contradictoire et en pleine mutation, pouvaient offrir d’excès. Sur la scène rock, Janis Joplin, Jimmy Hendrix, Jim Morrisson et Brian Jones, à quelques mois d’intervalle, ont définitivement dressé leurs visages d’anges maudits sur ces années-là. Mais la littérature comme les arts plastiques ont également généré leur lot d’expérimentations, de trouvailles tout comme de battages et d'existences ballottées entre enfer et paradis.

Edie Sedgwick meurt elle aussi au début des années 70, à l’âge de 28 ans, fragilement déprise de l’héroïne mais encore accroc à l’alcool et aux barbituriques. Pourtant, à l’inverse des artistes que nous venons de citer (ainsi que de Marylin Monroe, disparue quant à elle au début des années 60 et à qui Edie Sedgwick fut brièvement comparée pour l’un de ses rôles dans un film expérimental de Warhol), Edie incarne la part jetable des Sixties. Le vent, le vide. Celle qui, à peu de choses près, et malgré une présence remarquée sur le moment, n’a rien laissé, n’a rien «été». Une rapide apparition dans un courant d’air de strass, de came, de sexe et d’argent. Ce qui rend le livre de Jean Stein si touchant, c’est justement que l’effort qu’elle déploie pour la cerner nous rend finalement encore plus tangible cette tragique inconsistance. Elle retrace la vie de l’ancienne muse de Warhol non pas en construisant un récit biographique en tant que tel mais à travers une série d’entretiens croisés. Entretiens de ceux qui l’ont connue ou simplement côtoyée : des membres de sa famille, des amis anonymes mais aussi tout un panel de figures marquantes de l’époque, de Warhol à Ginsberg en passant par Gore Vidal, Lichtenstein, ainsi que des magnats du cinéma porno, de la mode ou de la spéculation artistique. Stein introduit aussi quelques extraits d’entretiens de Sedgwick elle-même (extraits de films, entretiens donnés de son vivant). Et pourtant, cet impressionnant faisceau de paroles et de regards, nous laisse encore et encore dans la bouche le goût amer du vide. Le livre de Stein n’esquisse finalement qu’une ombre, une ombre émouvante vouée à la destruction depuis sa plus tendre adolescence et passée à côté de tout. On en garde l’image d’une femme-enfant qui aura peuplé ses béances profondes de fantômes turbulents. Mais ce portrait est aussi celui, en filigrane, de la face sombre d’une époque. Et l’on y sent passer un appel d’air funèbre et vibrionnant qui souffle bien au-delà des années 60.



 

Edie Sedgwick est la dernière-née d’une fratrie de sept enfants. Elle descend d’une illustre famille de Nouvelle-Angleterre qui s’est installée en Californie avant sa naissance. Si cette dynastie n’était pourtant plus si riche, son père s’est retrouvé à la tête d’une fortune colossale du jour au lendemain en découvrant sur ses terres une gigantesque réserve de pétrole. Mais le paradis va très vite se changer en enfer…Edie et ses frères et sœurs grandissent dans un espace à la fois immense (le second plus grand ranch de Californie) et aux allures carcérales. Ils sont les fruits d’un milieu autiste, coupé du monde et de ses réalités où trône un père caricaturalement narcissique qui brille à la fois par son absence, son autorité sans partage et sa conception pour le moins glaçante de la paternité. C’est sur le terreau du mépris tyrannique et des humiliations verbales quotidiennes que cet Apollon wasp égaré dans les plaines de l’Ouest fait subir à ses enfants, que ceux-ci poussent tant bien que mal, à la manière de ces plantes grimpantes contraintes de composer avec les sentiers tortueux qu’on leur impose. Ce cocktail détonant d’argent à outrance, d’isolement, de liberté (le père les laisse le plus souvent livrés à eux-mêmes dans leur prison dorée) et de soumission à la puissance destructrice d’un géniteur à l’ego ubuesque a des effets fracassants. Anorexie, obésité, alcoolisme et tendances suicidaires sont les premiers trésors que se partage dès l’adolescence une bonne partie de la couvée Sedgwick. Son frère Minty se pendra en hôpital psychiatrique à l’âge de 26 ans, un autre de ses frères friand d’autodestruction se tuera à moto. Les dés sont jetés…

Edie quitte la Californie pour New-York en 1964, encore fraîchement moulée dans sa jeunesse dorée et dévastée. Et prête à aller plus loin encore dans la dorure comme dans la dévastation… Le livre de Jean Stein, cut-up de plus de deux cent entretiens, passe alors d’une sorte de généalogie familiale fragmentée et resserrée autour de quelques interlocuteurs privilégiés à un torrent de témoignages qui nous propulse au cœur du New-York des années 60... Le Pop Art est en plein essor, la jeunesse friquée de Manhattan se refait (et se défait) une santé dans les milieux artistiques interlopes et c’est l’année même où Edie débarque à NYC que Warhol ouvre sa légendaire Factory dans un loft de la 47ème rue. La dernière-née des Sedgwick va bientôt y trôner comme la reine des abeilles. Elle devient en effet la muse et la compagne d’Andy Warhol qui lui confie plusieurs rôles importants dans sa prolixe production cinématographique expérimentale. C’est l’époque où le mot «superstar», d’après René Ricard, fit son apparition et cette étiquette, selon certains, lui allait comme un gant. Sa présence crevait l’écran, se souvient-on, à la moindre apparition. Son surgissement dans Vinyl l'un des premiers films de Warhol où elle apparaît est comparée aux cinq minutes de présence de Marylin Monroe dans Asphalt Jungle

Mais Edie Sedgwick brûle tout ce qu’elle touche et se brûle d’abord elle-même. Elle flambe des milliers de dollars chaque semaine, se promène dans des manteaux en peau de léopard sur les trottoirs de Manhattan, n’ouvre l’œil qu’à la nuit tombée pour se consumer dans des partouzes saupoudrées de toutes les substances qu’il est possible d’ingérer : alcool, speed, héroïne, acides. La liste des produits passés par son corps mériterait à elle seule un glossaire de plusieurs pages. La belle et riche égérie de Warhol est alors jalousée et admirée. Mais elle n’a aucun égard pour les tremplins qui pourraient la propulser dans les cimes. Elle ne respecte rien ni personne, rabroue les producteurs d’Hollywood qui l’approchent («des pauvres cons »). Elle est adulée ou détestée, jamais aimée. Le milieu de la mode, où elle espère un temps s’imposer, la rejette finalement, effrayé par l'image de junkie qu’elle traîne comme une ombre sous sa frêle beauté. Elle traverse les «New-York Sixties» et la tribu warholienne comme une étoile filante, trop filante pour rester étoilée. Elle s’éloigne un temps du «maître» qui la laisse quant à lui complètement tomber et tourne la page, lui préférant rapidement d’autres figures féminines telles que Nico, la chanteuse-mannequin du Velvet Underground.

Edie Sedgwick passe de la Factory au Chelsea Hotel, se fait mener en bateau par Bob Dylan, provoque plusieurs incendies en s’endormant défoncée une cigarette au doigt, séjourne de plus en plus fréquemment en hôpital psychiatrique... Rien ne va plus. C’est le retour en Californie : médicaments, électrochocs, rechutes dans la drogue… En juillet 1971, elle épouse Michael Post, un garçon de vingt ans rencontré lors d’un séjour psychiatrique. Quatre mois plus tard elle part dans son sommeil, terrassée par une surdose de barbituriques.

La somme d’entretiens qui composent le livre de Jean Stein constitue un témoignage unique sur le New-York des années 60. Une époque et un lieu où l’art américain renouait avec l’effervescence de l’expérience, transformant dans le même mouvement, pour le meilleur et pour le pire, la vie elle-même en expérience. Et le pire est là, lui aussi, à chaque instant. Cette biographie brosse le portrait sans malveillance mais sans complaisance d’une époque et d’un milieu. On retrouvera parfois l’esprit qui animait les chroniques de Joan Didion dans son Requiem pour les années Soixante (Joan Didion, L’Amérique, Grasset&Faquelle.2009. Trad. de Pierre Demarty). Dans les entretiens de Jean Stein, Warhol, par exemple, apparaît à plus d’une reprise comme un gourou à la fois craintif et manipulateur, dont le cœur semble se réduire à un captateur d’images. Quant à Edie Sedgwick, elle demeure insaisissable. Plus les témoignages à son sujet s’accumulent et plus elle nous échappe. Jean Stein, en s’efforçant de s’en approcher, recrée finalement autour d’elle une sorte de spirale infernale qui n’atteint jamais son centre. Il nous livre son corps morcelé dans la parole des autres. Derrière le bruit et la fureur, la superstar de Warhol se réduit finalement à une poignée de silence, à une blessure muette. De son image fulgurante il ne nous reste désormais que l’ombre d’un oiseau brisé.










Jean Stein, Edie. Editions Denoël. 1984. Traduit de l’américain par Sylvie Durastanti.

Images : 1) Edie Sedgwick / 3) Andy Warhol & Edie Sedgwick.

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