mercredi 26 décembre 2012

> Le plat pays d'Edwin Abbott Abbott

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C’est en me promenant sur le très bon blog de la librairie bruxelloise Ptyx que j’ai découvert ce petit bijou swiftien, dont certains lecteurs plus avertis que moi ont déjà fait leur nourriture de chevet depuis longtemps : Flatland est une satire mathématique concoctée en 1884 par Edwin A. Abbott, philologue et théologien anglais à l’esprit pétillant… Cet OVNI littéraire est reparu cette année chez Zones Sensibles. Il s’agirait là, de l’avis ptyxien, d’ «un exceptionnel exercice d’édition, où tout l’objet-livre, dans son architecture comme dans ses moindres composants, participe pleinement à donner jouissivement sens à l’exergue programme de Edwin A. Abbott »

La curiosité faisant parfois mauvais ménage avec la patience, j’ai dû me contenter pour l’heure d’une édition plus ancienne, la seule qu’il m’ait été donné de me procurer le jour même… Mais la traduction d’Elisabeth Gille (qui serait, semble-t-il, moins bonne que celle de Pierre Blanchard retenue pour cette réédition) donne toutefois au flatlandien néophyte un premier aperçu assez édifiant du roman de ce Monsieur Abbott au carré…



De carré, il est justement beaucoup question dans cette œuvre étonnante, puisque le narrateur en est un… Imaginez un instant ce que pourrait être notre monde s’il n’était structuré qu’autour de deux dimensions. C’est ce monde-là, le sien, que nous décrit dans Flatland, un savant carré. Dans ce pays, hauteur, volume, et profondeur n’existent pas. L’univers est un aplat euclidien d’où l’ombre est absente. Les figures géométriques qui l’habitent, pour différentes qu’elles soient (cercles, carrés, triangles, lignes droites, et l’ensemble détestable et dangereux des figures irrégulières) ne se perçoivent que depuis le même point de vue, le degré zéro du plan et donc, comme des lignes droites. Réfléchissons un instant : quelle distinction établir entre un cercle, un triangle et une ligne droite, lorsqu’il est impossible de les appréhender depuis une quelconque hauteur ? Aucune. C’est donc grâce à l’aubaine météorologique que constitue le brouillard, que l’on peut s’en sortir. C’est du seul fait d'un jeu savant de lumières et d’estompements qu’il redevient possible de deviner à qui l’on a affaire…

Et savoir à qui l’on a à faire est de la plus haute importance dans cette société hautement hiérarchisée. Tout en bas de l’échelle, on trouve les femmes, qui sont des lignes droites. Les classes inférieures sont composées de triangles isocèles. Dans la classe moyenne se rangent les triangles équilatéraux. Les carrés et les pentagones appartiennent aux professions libérales et aux Gentilhommes, quant à la noblesse, elle est constituée d’hexagones et de polygones… jusqu’à la figure parfaite du cercle qui incarne le statut indépassable de la classe ecclésiastique.

Mais Abbott ne s’en tient pas à cette seule déclinaison socio-géométrique. Il nous fait pénétrer dans le quotidien de cet univers en 2 D. Comment se rencontre-t-on, se reconnaît-on ? Comment s’aime-t-on et se reproduit-on ? Comment peut-on espérer être promu d’une classe à l’autre ? Comment ourdit-on ? De qui faut-il se méfier et pourquoi ? Comment se fait-on passer pour un autre ? Que se passe-t-il quand il pleut ? Comment construit-on son habitat ? Pourquoi faut-il avoir peur des femmes ? Comment entre-t-on dans une maison et en sort-on ? Se tresse alors sous nos yeux une savoureuse allégorie politique qui n’est pas sans refléter les substantiels cloisonnements de la société victorienne dans laquelle vivait l'auteur…



En outre, à l’instar du docteur Gulliver un siècle et demi avant lui, notre honorable quadrilatère est un grand voyageur… Il lui sera ainsi donné de se déplacer de dimension en dimension pour constater à chaque fois à quel point il est difficile de se décentrer et de s’arracher à son point de vue naturel… A Lineland, il découvre un univers en une seule dimension où tout n’est que linéaire. Les habitants de cette contrée ignorent donc, en sus de la hauteur et de la profondeur, la largeur elle-même… Dans cette vision effilée du monde ils ne peuvent se percevoir que comme des points et le contact est redouté plus que tout. Chacun reste pour toujours à la place qu’il occupe dans l’espace (la ligne) puisque sans latéralité, il est impossible de se «doubler»… Lorsque le Carré tente d’initier les Linelanders aux joies vertigineuses de la seconde dimension, il passe bien sûr pour un fou, un imposteur, un dangereux hurluberlu.


A l’inverse, le narrateur sera lui-même amené à séjourner dans un univers qui nous est plus familier, Spaceland, qui n’est rien d’autre que notre bon vieux bazar en trois dimensions… Il finira, non sans mal, par en percevoir les subtiles abîmes, mais de retour chez lui, il se sentira un peu à l’étroit… Et les vaines tentatives qu’il conduira pour initier ses compatriotes aux joies de la troisième dimension finiront par lui coûter sa liberté…

Mais cette savoureuse fable philosophique ouvre des fenêtres encore plus confondantes. Lorsque le carré de Flatland parvient enfin à percevoir la troisième dimension, il s’ouvre alors, grâce à ce décentrement, vers des intuitions qui semblent soudain inacceptables à son interlocuteur pourtant plus grassement dimensionné que lui-même. Il lui soumet l’idée, soudain claire comme de l’eau de source, qu’il doit nécessairement exister quelque part une quatrième dimension, une cinquième, etc. Dans la préface qu’il rédigea en 1983 Philip Goy souligne le regard scientifiquement précurseur d’ Edwin Abbott :


«Sur le fond du livre, à propos de la question de la dimensionnalité de l’espace physique, il faut souligner l’antériorité géniale d’Abbott qui a écrit cet ouvrage à peu près vingt ans avant les premières publications d’Einstein. »


On sait depuis les travaux sur la Relativité que la quatrième dimension (sous la forme du continuum espace-temps) a bien fini par trouver une forme de droit de cité dans notre univers physique.



Mais au-delà des intuitions mathématiques du clergyman, on retiendra surtout la dimension philosophique de son propos : une invitation à regarder toujours un peu plus loin que le bout de notre nez et à considérer un peu plus précautionneusement qu’à l’accoutumée les lois intangibles qui nous enferrent.


La plus instructive expédition du carré-narrateur (et la plus irrésistible pour le lecteur) est sans doute son séjour à Pointland : un monde à zéro dimension, habité par un unique Monarque aussi ridicule qu’outrecuidant, puisqu’il se confond avec son propre univers : le point. Situation singulière qui, au lieu de l’humilité attendue, apporte au contraire à son unique habitant (qui parle de lui à la troisième personne) le plus immense des contentements…


«Il est l’Unique et cependant le Tout à l’intérieur du Tout. Ah, quelle joie, ah, quelle joie d’Etre !»

Lorsqu’on s’adresse à lui pour essayer de l’éveiller à sa misérable et fragile condition, il n’entend encore que lui-même, et en sort plus grandi que jamais…


«Le lustre du Monarque, qui brillait d’un éclat plus vif encore depuis qu’il m’avait entendu, montrait clairement que sa complaisance demeurait intacte ; et, à peine m’étais-je tu qu’il recommença de plus belle. "Oh, quelle joie, quelle joie apporte la Pensée ! De quoi n’est-elle pas capable ! Elle se présente à Lui sur le ton du dénigrement, dans le seul but de rendre Son bonheur plus suprême encore ! Elle attise en Lui une douce rebellion qui conduit au triomphe ! Ah quel bonheur, ah, quel bonheur d’être !".»

Vous connaissez de tels Monarques ? C’est curieux, moi aussi… Ce merveilleux petit livre fait donc de toute évidence une idée de cadeau qui survivra bien aux fêtes de Noël…















Pour cette note :
Edwin A. Abbott, Flatland. Editions Denoël. Traduit de l’anglais par Elisabeth Gille. 1968

Dernière édition : Zones Sensibles, dans la traduction de Pierre Blanchard



Images : 1) Funambule (source) / 2,3,4) Flatland : illustrations d'Edwin A. Abbott / 4) Edwin A. Abbott (source)

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