lundi 8 octobre 2012

> Savitzkaya : la vie organique

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C’est assez tardivement que j’ai eu  l’occasion de croiser les textes d’Eugène Savitzkaya. Tout en pressentant la force et la justesse de son écriture, je dois avouer que j’étais resté un peu extérieur à certains de ses récits. Avec Marin mon cœur, Exquise Louise et Bufo Bufo Bufo pour la poésie, j’avais l’impression que passait dans ses mots une onde que je ne parvenais pas à capter. J'y ai d'abord vu une non-connection regrettable, car il arrive aussi que certaines lectures soient question de moment et d’humeur. Il y a des rencontres qu’il faut savoir remiser à plus tard. Je souhaitais d’autant moins jeter l’éponge que certains lecteurs (je pense notamment à Philippe Annocque), dont les choix m’avaient rarement déçu, portaient cet auteur au plus haut de leur table de chevet.
Bien m’en a pris puisque d'autres textes de cet écrivain m’ont aujourd’hui convaincu que les promesses potentielles que recelaient son écriture n’étaient pas de vains mots. Dans plusieurs autres romans qu'il m'a été donné de lire, j'ai découvert qu'il pétrissait avec une poésie et une liberté étonnante une matière autobiographique qui se transforme en une pluie d’étoiles dès qu’il s’avise de s’en saisir. Je pense entre autres à La traversée de l’Afrique et à La disparition de maman. Mais c’est peut-être dans son roman En vie que l’exercice est le plus impressionnant.
 
 
Avec ce texte, on entre dans le giron familial et dans l’espace de la maisonnée un peu comme dans le ventre d’une bête. Il nous invite à parcourir un espace-temps à la fois intime et universel en le déployant généreusement devant nous, un peu comme on retourne un gant. Il sort de sa besace  une sorte de planche de vie sur laquelle il épingle tous les gestes et les petites choses de son commun quotidien, les renifle, les triture, les observe, jusqu’au dégoût et à l’émerveillement. Ranger, manger, déféquer, recoudre des boutons, faire cuire du chou, faire l’amour, vieillir, travailler chez soi, dormir, avoir chaud, avoir froid, porter des pantoufles, scier du bois…
 
Mais attention, cette vivisection inspirée est d’une toute autre volée que les recensements exténués, par exemple, d’un Philippe Delerm. Tout en circonscrivant l’acte, l’objet ou le spectacle dans l’indigence où ils s’enracinent, Savitzkaya sait aussi dénuder les fils nombreux qui les rattachent au cycle plus large de la vie. Le banal est toujours bruissant d’une musique plus lointaine, la délicatesse flirte toujours avec la putrescence, l’amour, le sommeil et la paix des ménages charrient des torrents de festins, de glaires et de boue et le moindre déchet est sans cesse sur le point de se transformer en or. Savitzkaya nous invite chez lui – mais un chez lui qui pourrait bien être chez tout un chacun – en poète animalier. Il nous introduit dans une bruyante fourmilière et passe en revue les rouages d’une faramineuse machine à produire de l’amour, du bonheur et des ordures. Car le cercle des proches, si on sait l’observer, ne saurait se limiter à ma femme et à mes enfants. Les objets avec lesquels nous interagissons ont également droit de cité, de même que le chat, les souris, les cloportes. Et derrière tout ce que nous mettons à cuire et fumer pour partager nos repas entre ogres du même sang (on trouvera dans ces pages des passages magnifiques sur les joies barbares de la cuisine familiale…), il y a aussi tout ce qu’il faudra évacuer de restes, de reliquats, de surplus.

« Au plaisir de manger s’ajoute toujours le souci de faire disparaître les restes, d’une manière ou d’une autre, et diligemment encore. Les encombrants reliefs du bonheur ont leur place juste à côté de nous et aucune distance, aucune palissade, aucune profondeur ne nous les feront ignorer et oublier. Chaque maison devrait posséder son petit (ou grand) dépotoir privé, jouxtant le jardin de roses. Le fumier a sa place dans la belle cour, juste sous les fenêtres de la salle à manger. Il y a des délicatesses à proscrire, un odorat à éduquer et un œil à préserver des voiles de vapeur. »
 
 

Rien de tapageur, pourtant, dans ces considérations, juste un effort déployé pour prendre la mesure du vivant, embrasser ce qui fait chair et sens dans et autour de nous. On se laisse alors emporter dans un passage en revue qui agit comme un déferlement. Peler des pommes, laver des verres, peindre, repeindre, gratter la terre, Savitzkaya revisite chaque recoin d’un antre où grouille la vie, une vie qui est indistinctement félicité et survie, enchantement et promesse de pourrissement.  Il nous rappelle, d’une plume à la fois alerte et rustre, que tout devrait nous ébahir. Certains objets portent encore en eux des histoires anciennes et gorgées de sang. Que dire, par exemple, d’une  fourchette ?

« Jadis, lorsque nous étions des ogres et que nos bouches étaient grandes et profondes comme des fours de boulanger, nous utilisions des fourches pour y jeter les énormes pièces de viande. Il a fallu ensuite adapter l’instrument à notre appétit. »

Si tout ce qui nous entoure ne saurait être soumis à de telles excroissances, le tour du propriétaire que nous effectuons avec Savitzkaya est un voyage à part entière. Il y a dans la prose qu’il nous offre ici une vaine à la fois sensuelle et rabelaisienne, une sorte de musique dionysiaque. L’univers domestique et familial prend des dimensions cosmogoniques. L’espace privé agit comme un tourbillon qui entraîne tout à sa suite et nous nous  laissons nous-mêmes entraîner avec un plaisir rare.
Certes, rien n’est plus sûr que le délitement qui menace de toutes parts dans nos meubles et nos os qui craquent et auquel chaque chose et chacun finit toujours par se soumettre. Mais il arrive parfois, à force de brasser et malaxer ce avec quoi il nous faut constamment composer, que l’on parvienne à une forme d’équilibre. L’autre nom du bonheur domestique selon Savitzkaya :

« La félicité peut se définir comme un espace vide de venin ou de matière funeste. Il s’agit d’un espace dans le temps où toute matière possède cette complexion riche, comme fermentée et immédiatement assimilable quelle qu’en soit la forme. »

Alors sourions, nous sommes en vie.
 
 
 
 
 
 
 
Eugène Savitzkaya, En vie. Editions de Minuit. 1994.
 
 
Images : 1) Jérémie Baldocchi, la machine à fabriquer des conserves (source) / 3) Alesko, L'ogre (source) / 4) Eugène Savitzkaya par Marie-France Plissart (source)

 

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