dimanche 21 octobre 2012

> Fabienne Jacob : dernière pluie

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Depuis deux ou trois ans une production éditoriale non négligeable s’inscrit dans le champ de la mémoire de la Guerre d’Algérie. Le cinquantenaire de l’indépendance du pays est encore cette année l’occasion de débats, témoignages et publications autour d’événements (puisque ce fut là longtemps la périphrase consacrée) qui ont laissé des traces profondes des deux côtés de la Méditerranée. On pourra se procurer notamment le dernier numéro de la revue Etoiles d’Encre, consacré à l’Algérie et qui collecte une série de regards et de témoignages croisés sur cette période. On pourra  entre autres y lire avec intérêt un long texte d’Anita Fernandez sur sa jeunesse d’étudiante communiste engagée auprès des résistants algériens.

Le dernier roman de Fabienne Jacob gravite aussi dans l’orbite de la guerre d’Algérie mais un peu à la façon d’un météorite. Il faut dire que le type de mémoire qu’elle s’est efforcée d’investir n’a encore trouvé que peu de place en littérature. Elle construit ici un récit de vie fulgurant à partir de témoignages qu’elle a recueillis auprès de l’épouse et de certains proches d’un fils de harki. Un homme qui avait fait le choix, à l’âge de quinze ans, de quitter son pays pour Marseille avec l’armée française après l’assassinat de ses parents par les résistants du FLN plutôt que de rester, en tant qu’aîné, auprès de sa fratrie devenue orpheline. Avec un lyrisme sobre et tranchant, elle déploie l’histoire d’une douleur tenue secrète. La douleur complexe d’un traître en exil qui, bien que s’étant brodé une vie autour de cette béance constitutive, ne sera jamais parvenu à se reconstruire. Sans tomber dans aucun des écueils que pouvait lui tendre cet exercice difficile (ni condamnation, ni pardon, ni justification), Fabienne Jacob prête sa voix empathique à un grand silence et signe un récit poignant.




Au chevet de Tahar, qui va mourir, il n’y a aucun Algérien. Aucune de ces figures dont il se souvient pourtant comme «un de ces vieux du bled, la face labourée de soleil» ou une de ces vieilles pleureuses à «la prunelle vitreuse dont le contour vacille incertain». L’Algérie, c’est ce à quoi il s’est définitivement arraché quand il était adolescent. Un choix assumé. Mais le pays l’aura toujours, au fond de son cœur, poursuivi comme une blessure sans cesse réveillée. Auprès de lui il y a un ancien soldat de la Guerre d’Algérie, son beau-père, qui lui a appris les prières chrétiennes parce qu’il était devenu impossible à Tahar de prononcer les siennes, la femme qui l’aime et son fils d’une vingtaine d’années. Ce fils n’a jamais parlé et sa présence discrète dans le roman pèse néanmoins du poids flagrant et écrasant de tout ce que ce mutisme incarne et que Fabienne Jacob n’a pas besoin de développer : un mutisme qui n’est rien d’autre qu’un silence hérité, que cette parole « rentrée en dedans » du père, comme un poignard dans la gorge.

C’est à partir de ce moment ténu de la fin que le récit s’élargit, que les temporalités s’entremêlent et que les voix se croisent. On passe de la troisième à la première personne du singulier lorsque l’expression de ce qui est ressenti s’y prête mieux ; quand ce n’est pas de lui-même que jaillit la perception du monde, le regard porté sur Tahar est confié à l’un ou à l’autre des personnages qui sont à son chevet. Si la chambre d’hôpital constitue le lieu de référence auquel on revient régulièrement, la narration nous entraîne, à travers une sorte de puzzle chronologique, dans différentes périodes de la vie de son personnage : l’arrivée en France, l’enfance algérienne avant le drame, différentes tranches de sa vie d'homme devenu français (travail, amours, famille) , assassinat des parents et décision de départ pour la France, accident de voiture qui conduit Tahar dans la chambre d’hôpital où il va mourir…




Pourtant, l’intention de Fabienne Jacob n’est pas de nous introduire dans un jeu de piste ou dans une intrigue biographique. Dès le début du roman on comprend l’essentiel et l’option d’un récit en forme de mosaïque vise plutôt à nous faire tourner autour de la faille profonde qui habite son personnage. Le choix d’une temporalité continue aurait peut-être risqué d’introduire un effet de logique et de causalité dont semble avoir été largement privée l’existence de Tahar. Il s’est en effet retrouvé dans la situation de vivre une vie dont il ne pouvait pas recoller les morceaux. Au final, ce récit en forme de collage nous dévoile un paysage intérieur déchiré : deux enfances, deux vies, deux vides et de l’un à l’autre un chemin effilé comme la lame d’un rasoir. Il faudrait aussi, pour être précis, parler de cette double honte à laquelle se condamne celui qui trahit. Lorsque sa sœur Souad vient le chercher chez les soldats français auprès desquels il est retourné après avoir retrouvé ses parents égorgés dans la cour de la maison familiale, Tahar sait qu’il a changé de côté. Les mots qui disent cette séparation sont d’une violence inouïe. Voyant sa sœur Souad revenir vers lui, il regrette soudain d’être sorti «du même con velu et noir voué à expulser indéfiniment à la face du monde les mêmes enfants de poussière et de haillons.»


Il la rejette donc et avec elle rejette tous les siens, bien conscient pourtant qu’il déglutira jusqu’à la lie la honte dédoublée qui lui revient.

« Elle s’adressait au soldat qui était devant la barrière pour lui expliquer ce qu’elle était venue faire ici, mais elle me regardait, moi. Et moi, j’ai baissé la tête. Devant le soldat j’avais honte de la connaître. Mais il y a pire, devant Souad j’avais honte d’avoir honte. Ma honte était double, française et arabe. La marque des traîtres est la double honte, devant ceux qu’ils ont trahi et devant ceux pour qui ils ont trahi. »

Cette double honte le condamnera dès lors à une sorte de double et impossible mélancolie : le sentiment d’appartenance complète à la communauté pour laquelle il a trahi lui est refusé. Il retrouve dans les quartiers populaires de Paris, l’ambiance, les odeurs, les regards dont il vient et qui lui manquent presque physiquement. Il sait pourtant que cette nostalgie n’a pas de sens, que le choix qu’il a fait est sans retour et il doit désormais tenter d’avancer dans un no man’s land intérieur.

Le roman de Fabienne Jacob pose aussi de manière aigue la question des choix et des destins dont on hérite. Car bien plus qu’un traître à proprement parler, Tahar est avant tout le fils d’un traître, d’un homme qui donnait des résistants du FLN aux soldats français et c’est sans doute cette situation qui l’a expurgé de sa propre communauté : il s’est condamné à une honte pour en fuir une autre. S’ajoute à cela sa position inavouable de victime : quelles que soient les raisons qui pourraient justifier, dans le contexte de la guerre, qu’ils aient subi ce sort, ses parents ont été assassinés et assassinés par les leurs. Mais en tout dernier lieu, l’héritage d’un fardeau de cette ampleur invite aussi à s’interroger sur le rôle de la parole. Le récit de Fabienne Jacob met aussi en scène une non-résilience. La romancière offre ainsi par le biais de la fiction, une sorte de présent posthume à cet anonyme Ahmed Lakhdar Bouta-Guermouchet «dont la vie a inspiré librement ce roman» qu’elle lui dédie : les mots pour dire ce qu’il n’aura jamais su dire. Et, dans une dernière page au souffle somptueux, elle lui invente à l’instant du dernier soupir, comme libéré par la pluie rédemptrice qui tombe derrière la vitre de sa chambre, cet impossible retour à la terre et au giron maternels.














Fabienne Jacob, L’averse. Gallimard. 2012

Images : 1) Pluie (source) / 3) Désert (source) / 4) Photo Alastair Magnaldo (source)


1 commentaire:

  1. J'avais beaucoup apprécié ce livre aussi, ce vide et ces non-dits autour duquel tente de se construire Tahar.

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