vendredi 21 septembre 2012

> Le dernier appel de Novarina

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Alors que son "vieil" Atelier volant, (actuellement joué au Théâtre du Rond-Point) semble ne pas avoir pris une ride, Valère Novarina continue... A tordre le cou au langage, à le chantourner,  à interroger son insondable présence. De livre en livre, de pièce en pièce, on dirait qu'il n'a qu'une chose à nous dire : derrière les mots, se cache quelque chose de magique. D'indécent et d'incandescent. Et derrière cette incandescence, où le théâtre doit se consumer tout entier, il y a quelque chose d'inaliénable qui s'appelle l'homme. Pour le crier haut et fort Valère Novarina construit une œuvre ambitieuse, tout à la fois magistrale, foutraque, exaspérante et immodérément inventive. Mais le jeu, croit-il, en vaut la chandelle. Il y a dans ce qu'il écrit, pour ou à propos de  la scène,  un souffle de liberté un peu hors du temps, un bricolage métaphysique sur-inspiré  qui a force de poésie. Novarina, qu'il fasse du théâtre ou parle de théâtre, qu'il forge des mots ou pense le langage, se situe toujours et encore au point d’ébullition du théâtre et de la langue. Dans un article du Monde des livres, Eric Chevillard faisait remarquer à juste titre qu' "il serait fort peu judicieux en l'occurrence d'exclure les textes théoriques de cette œuvre, qu'ils illustrent bien plus qu'ils ne l'analysent". Son dernier recueil de textes, la Quatrième personne du singulier en est une fois encore la preuve vivante.

 

Ce recueil regroupe une série de textes, de lettres et de notes dont l'esprit pédagogique se confond volontiers avec sa forme incarnée. En ouverture, nous voilà propulsés dans une interminable liste de «figures à plusieurs noms». Il s’agit en fait de sobriquets que Novarina avait glanés au début des années 90 en terroir chablaisien, et qu'il se plaît ici à faire revivre et rouler en bouche. Patiauque, Zosime à Vitrier, Cafiaule Canuque… Le name droping se fait ici musical et archéologique et introduit une variation linguistico-poétique autour de quelques patois chers au cœur de l’auteur : le chablaisien, le savoyard, le franco-provençal… Ici la langue se contrefout de la chose écrite, elle est «touchée», se chante, se respire. Le patois est «langue humiliée et victorieuse, langue qui se venge, qui invente et qui rit : langue idiote et idiome de la vengeance poétique qui renverse – qui se sort par la vie de toute situation». Retour chantant et enchanté vers les langues caressées durant l’enfance franco-suisse de Novarina, le patois des vallées, qui préfigure une quête plus radicale : celle d’ «une langue à un» qui se souvient de tout, une quête du «puits philologique» d’où jaillit chaque langue particulière et qu’il nous revient de sonder sans fin. Tout un programme se dessine alors devant nous : 
«nous avons tous urgemment besoin de pratiquer à nouveau par l’ouverture, la variation, le jeu, et le changement de registres : l’offrande du langage, le don de la pensée, la prière de la respiration».

C’est le théâtre, on le comprend bien, qui est pour Novarina le plus à même de conduire cette quête, de la danser. Les lettres qui suivent sont adressées à des acteurs avec lesquels il a travaillé ou auxquels il a confié certains de ses textes. Tout comme celles de Genet à Roger Blin ou de Rilke au jeune poète, elles développent une vision, déroulent un souffle, bien plus qu'elles ne construisent un "kit". Penser d’accord, mais penser en volutes puisqu’on nous demande de «chasser toute pensée non en chair musicale». Nous voilà donc prévenus.  Dans ces quelques lettres, ces textes et ces notes aux allures théoriques on retrouve la plupart des fougueux démons que Novarina a déjà poussés sur la scène : il y est question de cette scission radicale que doit opérer le travail théâtral, cette «sortie d’homme», ce «désapprentissage» qu’il doit mettre en œuvre. Et l’on suit Valère Novarina comme l’on suivrait Vulcain dans sa forge, on le regarde faire crépiter sous nos yeux une matière verbale surchauffée,  toute en injonctions et en inventions, et s’efforcer de réveiller en nous une force lointaine et oubliée qui échappe aux règles imposée. Quelque chose comme cette Quatrième personne du singulier.
 
Au fond, il n’y a qu’un seul registre dans l’œuvre prolixe de Novarina : celui de l’appel, comme on sonne l’appel dans une partie de chasse… Car le théâtre, comme le langage repris en main, peut encore faire effet de renversement, de libération. Il peut nous arracher aux postures et aux mots contraints qui nous obligent, nous rapetissent. Il y a encore du jeu dans les produits que nous ne sommes pas seulement… Il y a encore en l'homme un espace à découvrir. C’est vers ce savoir-là que foncent l'acteur et avant lui le dramaturge. Dans le Vrai Sang, la dernière pièce de Novarina, on trouvait cette prometteuse définition de la science, qui pourrait bien valoir pour le théâtre :

"La science du véritable anthropophile consiste à en savoir chaque jour un peu plus sur les anthropopithèques que les sciences homniaques ne le disent !"
 

 

 
 
 
 
Valère Novarina, la Quatrième Personne du singulier. Editions P.O.L. 2012

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