samedi 8 septembre 2012

> Jean-Claude Grumberg : oublier



 
Il y a le fils et il y a la mère. Le fils se rend chaque jour auprès d'elle, à l'hospice. Mais elle ne le reconnaît plus comme étant son fils. Elle le lui dit, ce n'est pas possible : "T'es trop vieux". D'ailleurs son fils, le vrai, celui qu'elle espère encore, viendra sans doute la sortir de "ce trou puant". Elle oublie, elle a oublié. Le temps a fait son affaire. On ne se donne même plus la peine de nommer cette épée de Damoclès qui nous attend au tournant, quelque part vers le bout du chemin. Alzheimer s'est fait papillon de nuit.
La mère ne se souvient plus mais elle est tenace, voire teigneuse. Elle ne veut pas rendre son fauteuil roulant au vieux Monsieur qui en a bien besoin.
"Le pensionnaire qui attend sa chaise n'a plus ses jambes, mais il a sa tête et il attend, lui, depuis...".
Une autre fois, la mère défend son territoire. Elle administre de grands coups de parapluie aux résidents qui viennent pisser dans ses toilettes. Le directeur de l'hospice devient dingue, menace de ne pas la garder. Il faut la calmer, la raisonner, mais les mots ne sont pas simples. La tentation de la maltraitance est forte. Sans le fils, sait-on ce qui adviendrait ? On a tous les ingrédients d'un théâtre réaliste : l'hospice, Alzheimer, la maltraitance, la vieillesse... Mais ce n'est pas seulement cela. Les dialogues sont un peu dévissés. Les répliques font l'effet de rafales qui s'enchaînent, brèves et tendues et l'on a parfois l'impression que la maman mène la danse, en suivant sa logique vide et implacable. Ca grince de tous les côtés...
 

 
Et pourtant derrière ce présent morose et ce flot d'oubli, on sent bien qu'il y a une mémoire plus lointaine, le souvenir de quelque chose de plus terrible encore.
 "- Rester debout des heures dans la neige, c'est ça qui donne des jambes fines, très fines, tellement fines que je pouvais me laver les pieds dans un fusil à deux coups. Pourquoi tu ris ?
- Pour rien, maman.
- C'était pas drôle.
- C'était pas drôle, je sais.
- De là-bas on sortait les jambes fines et les pieds devant."
Les choses prendront bientôt forme. La mère disparaîtra  dans les jardins de l'hospice, sur les traces de sa propre mère, de sa propre enfance. Une enfance où s'ébroue encore le fantôme de la Shoah.
A travers cette courte pièce grinçante et ciselée, où l'on se surprend aussi à sourire, Jean-Claude Grumberg nous offre encore un bel échantillon de son sens fort du dialogue, dérangé et dérangeant. Et il nous darde de quelques questions simples mais lancinantes : Qu'est-ce qu'oublier ? Qu'est-ce que se souvenir ? De quelle mémoire serons-nous un jour orphelins ?
 
 

Jean-Claude Grumberg, Votre maman. Actes  Sud. 2012.
 

Images : 1) Herbes (source) / 3) Fenêtre (source) :

 

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