samedi 29 septembre 2012

> Un repas en hiver - Mingarelli


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Il ya des récits d'Hubert Mingarelli qui font un peu penser à des contes. Mais des contes sans héros dont la leçon ou la morale se serait nichée au creux de certains détails, dans les interstices oubliés du cœur humain. Avec son dernier roman, Un repas en hiver, on a parfois l'impression d'avancer dans une sorte de Soupe aux cailloux revue et corrigée. Il y est question de froid, de neige, de faim. Et d'un maigre dîner à inventer et partager, tant bien que mal. Sauf que l'univers intemporel du conte a été ici troqué pour un arrière-fond historique sombre et rugueux, qui parle à toutes les mémoires. Nous sommes en Pologne dans les années quarante ; le narrateur et ses deux compagnons sont des soldats allemands contraints de mener une chasse à l’homme. Ils doivent ramener un Juif à leur base afin d’être exemptés de la corvée d’en exécuter beaucoup d’autres.On sait combien Mingarelli est passé maître dans l’art de camper avec peu de choses des portraits d’hommes fragiles, abîmés que le besoin ou l’espoir de tendresse n’a pourtant jamais totalement désertés. Il se livre et nous livre pourtant ici à un exercice d’empathie beaucoup plus périlleux qu’à l’accoutumée. Si chacun deses livres est empreint d’une force, d’une retenue et d’une musique qui ne laissent jamais le lecteur indifférent, il signe probablement, avec Un repas en hiver, son plus puissant roman depuis Quatre soldats.

 
Les lieux, comme souvent chez Mingarelli, sont rarement nommés. Le rideau de l’histoire est bien là mais si l’on apprend que l’on est en Pologne, dans les rangs d’une armée allemande affamée et en proie à un terrible hiver, c’est plus par petites touches impressionnistes que par une accumulation de références. Bien sûr il y a la consonance germanique des noms et un contexte – le front de l’Est, la Shoah par balles - qui émerge peu à peu, comme un monstre marin.  On s’en méfie à peine tant il semble « endormi » par un récit qui fait d’abord place à autre chose. Car même au cœur de cette désolation anonyme, qui pourrait être celle de toutes les guerres, il y a ce résidu de douceur qui colle aux dialogues et à la peau de quelques personnages. L’amitié, fil rouge de l’œuvre de Mingarelli, tient toujours à peu de choses mais ne casse pas. Une tendresse d’hommes flotte ici au-dessus de trois soldats, à la fois victimes et bourreaux, qui apparaissent avant tout comme des fantômes dépossédés de leur propre vie,  rongés par le froid et la faim.

On évoque notamment le fils d’Emmerich, le seul des trois à avoir le privilège d’être père, une paternité que la situation rend toutefois peu enviable :

« Emmerich nous avait souvent dit que c’était une chance et une malchance. Qu’avant la guerre c’était une chance, toute seule, mais qu’à présent la malchance marchait à côté »

Mais l’amitié ne donne pas les clés de tout, elle n’offre pas toujours les solutions. Dès le début du récit, une brèche s’ouvre vers le futur. On sait qu’Emmerich, au printemps, rendra son dernier souffle sous un pont de Galicie. Un futur proche que le narrateur rapporte soudain au passé, le temps d’une phrase où s’exprime toute l’impuissance à laquelle les deux amis épargnés se trouveront confrontés :

« Nous ne savions plus rien faire du tout, comme si la balle nous avait traversés nous aussi, sans nous faire saigner comme Emmerich, mais nous laissant désemparés, agenouillés devant lui, inutiles et muets jusqu’à la fin. »

Mais pour l’instant les trois hommes battent campagne sous un ciel gris. Ils traversent un paysage lunaire fait d’étangs gelés, de branches cassantes. Un paysage d’où toute vie semble s’être retirée. Cette nature létale, sous la plume sobre et précise de Mingarelli, conserve pourtant un semblant de beauté.

« On arriva devant une mare gelée. C’étaient les roseaux qui l’indiquaient, car la glace était blanche, comme les champs. Elle était assez grande. Le vent avait soufflé la neige sur un bord. Elle faisait un haut monticule effilé comme la crête d’une vague. »

Le froid qui gagne les corps est aussi celui qui ronge les hommes de l’intérieur, les a envahis. On se souvient peu à peu qu’il y a une vague quête derrière cette déambulation.Ils débusquent, presque par hasard, un homme caché dans la forêt  et le font prisonnier. C’est un Juif et ils doivent le ramener à leur compagnie pour échapper à la besogne d’abattre des hommes et de les pousser dans les charniers. Tel est le contrat passé avec leur commandement. Ils hésitent à le laisser partir, à faire comme s’ils ne l’avaient pas vu, mais il est leur seule monnaie de change pour s’éviter la tâche qu’ils ne supportent plus.

Sur le chemin du retour, une maison abandonnée offre un refuge provisoire aux trois soldats et à leur prisonnier. La frêle maison polonaise offre alors au récit, comme dans une tragédie, son unité de lieu. Le répit est précaire et il faut brûler là tout ce qui est fait de bois pour maintenir un  fragile rempart contre le froid. Le feu qu’ils alimentent péniblement leur permet aussi de préparer un repas avec les quelques ingrédients que chacun a gardé par devers soi : une saucisse, un oignon, une poignée de polenta et quelques tranches de pain gelé. Un paysan polonais accompagné de son chien s’introduit également dans la maison et, avec un flacon d’alcool de patate, achète sa place autour du « festin ».

 


Au fur à et à mesure que le repas se prépare la maison se désagrège car il ne faut pas que le feu s’éteigne. On se demande plus d’une fois si les hommes affamés ne vont pas finir par brûler la maison elle-même pour sauver ce feu qui exige toujours plus de bois pour ne pas mourir. Il faut brûler, les chaises, la table et jusqu’à la porte de la pièce où le prisonnier a été installé. Mais c’est surtout une atmosphère de plus en plus délétère et électrique qui s’empare de la maisonnée. Les soldats se passeraient volontiers de la présence du Polonais, convive édenté et répugnant  qui nourrit une haine perceptible à l’endroit de l’otage juif. Chacun se méfie de chacun et le repas se prépare comme une paix négociée au-dessus du vide.

Il est difficile d’en dire beaucoup plus tant ce merveilleux récit avance tout en finesse, dans un mélange de tension extrême, de violence bridée et d’humanité, se nourrissant d’une attention de chaque instant au moindre détail, au moindre frémissement. L’incroyable justesse de ton et de construction narrative à laquelle parvient Hubert Mingarelli, ce sens de l’humain qui traverse chacune de ses phrases sans pourtant jamais n’exaucer ni ne dédouaner personne, constituent un petit miracle.

Une fois le repas terminé, il faut s’engouffrer à nouveau dans l’hiver et la guerre. Les soldats doivent faire un choix avec leur otage. Ils feront le mauvais, nécessairement. L’alternative à la fois morale et pratique qui leur échoie ne pèse jamais sur le récit comme une interrogation métaphysique qui en interromprait le cours. C’est un choix incarné qu’ils doivent faire en marchant, en continuant à souffler dans le froid ; une décision à prendre sans délai à la croisée des chemins et qui les blesse comme la lame d’un rasoir. Ils doivent poursuivre leur route jusqu’à son terme. C’est aussi ce que fait le lecteur, qui sera resté suspendu par le cœur à ce récit… Jusqu’à sa dernière page, éblouissante.
 









Hubert Mingarelli, Un repas en hiver. Stock. 2012.



Images : 1) Monet, La pie (source) / 3) Velasquez , Le repas des paysans (source) / 4) Chemin de neige (source)


vendredi 21 septembre 2012

> Le dernier appel de Novarina

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Alors que son "vieil" Atelier volant, (actuellement joué au Théâtre du Rond-Point) semble ne pas avoir pris une ride, Valère Novarina continue... A tordre le cou au langage, à le chantourner,  à interroger son insondable présence. De livre en livre, de pièce en pièce, on dirait qu'il n'a qu'une chose à nous dire : derrière les mots, se cache quelque chose de magique. D'indécent et d'incandescent. Et derrière cette incandescence, où le théâtre doit se consumer tout entier, il y a quelque chose d'inaliénable qui s'appelle l'homme. Pour le crier haut et fort Valère Novarina construit une œuvre ambitieuse, tout à la fois magistrale, foutraque, exaspérante et immodérément inventive. Mais le jeu, croit-il, en vaut la chandelle. Il y a dans ce qu'il écrit, pour ou à propos de  la scène,  un souffle de liberté un peu hors du temps, un bricolage métaphysique sur-inspiré  qui a force de poésie. Novarina, qu'il fasse du théâtre ou parle de théâtre, qu'il forge des mots ou pense le langage, se situe toujours et encore au point d’ébullition du théâtre et de la langue. Dans un article du Monde des livres, Eric Chevillard faisait remarquer à juste titre qu' "il serait fort peu judicieux en l'occurrence d'exclure les textes théoriques de cette œuvre, qu'ils illustrent bien plus qu'ils ne l'analysent". Son dernier recueil de textes, la Quatrième personne du singulier en est une fois encore la preuve vivante.

 

Ce recueil regroupe une série de textes, de lettres et de notes dont l'esprit pédagogique se confond volontiers avec sa forme incarnée. En ouverture, nous voilà propulsés dans une interminable liste de «figures à plusieurs noms». Il s’agit en fait de sobriquets que Novarina avait glanés au début des années 90 en terroir chablaisien, et qu'il se plaît ici à faire revivre et rouler en bouche. Patiauque, Zosime à Vitrier, Cafiaule Canuque… Le name droping se fait ici musical et archéologique et introduit une variation linguistico-poétique autour de quelques patois chers au cœur de l’auteur : le chablaisien, le savoyard, le franco-provençal… Ici la langue se contrefout de la chose écrite, elle est «touchée», se chante, se respire. Le patois est «langue humiliée et victorieuse, langue qui se venge, qui invente et qui rit : langue idiote et idiome de la vengeance poétique qui renverse – qui se sort par la vie de toute situation». Retour chantant et enchanté vers les langues caressées durant l’enfance franco-suisse de Novarina, le patois des vallées, qui préfigure une quête plus radicale : celle d’ «une langue à un» qui se souvient de tout, une quête du «puits philologique» d’où jaillit chaque langue particulière et qu’il nous revient de sonder sans fin. Tout un programme se dessine alors devant nous : 
«nous avons tous urgemment besoin de pratiquer à nouveau par l’ouverture, la variation, le jeu, et le changement de registres : l’offrande du langage, le don de la pensée, la prière de la respiration».

C’est le théâtre, on le comprend bien, qui est pour Novarina le plus à même de conduire cette quête, de la danser. Les lettres qui suivent sont adressées à des acteurs avec lesquels il a travaillé ou auxquels il a confié certains de ses textes. Tout comme celles de Genet à Roger Blin ou de Rilke au jeune poète, elles développent une vision, déroulent un souffle, bien plus qu'elles ne construisent un "kit". Penser d’accord, mais penser en volutes puisqu’on nous demande de «chasser toute pensée non en chair musicale». Nous voilà donc prévenus.  Dans ces quelques lettres, ces textes et ces notes aux allures théoriques on retrouve la plupart des fougueux démons que Novarina a déjà poussés sur la scène : il y est question de cette scission radicale que doit opérer le travail théâtral, cette «sortie d’homme», ce «désapprentissage» qu’il doit mettre en œuvre. Et l’on suit Valère Novarina comme l’on suivrait Vulcain dans sa forge, on le regarde faire crépiter sous nos yeux une matière verbale surchauffée,  toute en injonctions et en inventions, et s’efforcer de réveiller en nous une force lointaine et oubliée qui échappe aux règles imposée. Quelque chose comme cette Quatrième personne du singulier.
 
Au fond, il n’y a qu’un seul registre dans l’œuvre prolixe de Novarina : celui de l’appel, comme on sonne l’appel dans une partie de chasse… Car le théâtre, comme le langage repris en main, peut encore faire effet de renversement, de libération. Il peut nous arracher aux postures et aux mots contraints qui nous obligent, nous rapetissent. Il y a encore du jeu dans les produits que nous ne sommes pas seulement… Il y a encore en l'homme un espace à découvrir. C’est vers ce savoir-là que foncent l'acteur et avant lui le dramaturge. Dans le Vrai Sang, la dernière pièce de Novarina, on trouvait cette prometteuse définition de la science, qui pourrait bien valoir pour le théâtre :

"La science du véritable anthropophile consiste à en savoir chaque jour un peu plus sur les anthropopithèques que les sciences homniaques ne le disent !"
 

 

 
 
 
 
Valère Novarina, la Quatrième Personne du singulier. Editions P.O.L. 2012

jeudi 13 septembre 2012

> William Langewiesche : le ventre de New-York

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Il y a onze ans déjà, l’effondrement des tours du World Trade Center inaugurait une série de béances, de discours, d’alibis et de traumas. Au-delà de ces images, inscrites pour longtemps dans nos mémoires cathodiques, quelque chose prenait fin.  Témoignage ultime et spectaculaire de la montée en force d’une nébuleuse islamiste qui donnait là la preuve tout à la fois de sa détermination et de sa puissance stratégique, cet événement marquait aussi la fin du rêve d’immunité de la plus grande puissance militaire du monde. Derrière le fanatisme qui les frappait en plein cœur, les Etats-Unis payaient peut-être aussi – ou  faisaient payer à des centaines de leurs citoyens innocents - le prix d’une arrogance politique de longue date. Difficile, pourtant, de ne pas ressentir une empathie immédiate et insupportable avec ces hommes et ses femmes qui se laissaient glisser le long des tours enflammées, alors même que leur mort inutile allait justifier une guerre absurde agrémentée de son florilège de « raisons d’Etat ». Difficile de supporter les réactions islamophobes occasionnées par ces attentats, tout comme à l’inverse la transformation par certains de cette date du 11 septembre en jour de Sainte-Victoire contre les puissances du Mal. Dans la logique perdant-perdant, tous les coups allaient être permis. Entre Guantanamo, qui nous ramenait à l’âge de pierre des Droits de l'Homme, la circulation sur de nombreux marchés d’Afrique et du Moyen-Orient de tee-shirt arborant le visage de Ben Laden devant les tours en feu et les théories du complot relayées sur Internet qui développèrent l'idée d'un attentat forgé de toute pièce par le gouvernement américain lui-même, l’espace laissé à la raison allait se faire étroit...
En attendant, le lieu même de cette destruction allait susciter des phénomènes d’attraction et de répulsion variés et passer par différentes étapes avant d’aboutir à ce Mémorial lui-même ajointé depuis le 30 avril dernier au symbole viril d'une reconstruction : le One World Trade Center, un gratte-ciel, c’était couru, qui s’octroie à nouveau la palme verticale du ciel new-yorkais.

Au milieu de ce faisceau de symboles, de drames humains, d’aberrations, d'orgueils, de tensions politiques, idéologiques et religieuses, le livre de William Langewiesche, American Ground, enfin traduit en français, apporte un éclairage unique et singulier de par l’apparente humilité de son intention : il raconte la déconstruction des ruines du World Trade Center au lendemain des attentats. La première étape d’un travail sur le lieu de l’événement : un travail de déblaiement, mais de déblaiement hors normes. Si le nom d’Oussama Ben Laden n’apparaît pas une seule fois dans le livre de Langewiesche, on connaîtra à la virgule près le nombre de tonnes de béton et d’acier qu’il a fallu déplacer, le nom des engins utilisés à cette fin, les hommes qui se sont improvisés chef de projet de ce chantier historique… Il faut d’abord entrer dans ce livre avec un casque d’ouvrier du bâtiment. C’est un travail de journaliste, sans parti pris et sans pathos, à la fois précis et au long souffle. On sera pourtant bientôt surpris, au cœur de cette immersion dans les gravats, les égouts, la poussière, les ordres, les contre-ordres et les périmètres de sécurité, de retrouver, mais par un angle encore rarement envisagé, tout ce qui fait sens : le poids du deuil, la valeur de la chair, les conflits d’intérêt et de symbole… Paru en 2003 aux Etats-Unis, American Ground est le fruit d’un travail de terrain intelligent et entêté porté par une plume proche de celle des grands non fiction writers américains. Et un voyage inédit dans le ventre disloqué du New-York de septembre 2001.


Derrière un paysage, si l’on en croit tous ceux qui l’ont eu sous les yeux, digne de l’Enfer de Dante, les ruines fumantes des Twin Towers pouvaient, dès le 12 septembre 2001, être objectivement ramenées à ceci : un million et demi de tonnes de débris. William Langewiesche nous raconte comment cette chose inconcevable s’est transformée en quelques mois en un «trou propre». Ground Zero, considéré comme une place nette avant « autre chose » fut d’abord le dernier maillon d’une série de manœuvres insensées, le lisse moignon obtenu à l’issue d’une opération démesurée de désenchevêtrement. Le guide du routard / New-York 2000/2001 (un collector…), rappelait au touriste assoiffé d’impressions fortes que le béton concentré dans les tours du WTC (qui se visitaient encore) aurait permis de couvrir, utilisé comme seul revêtement, une route reliant la Terre à la Lune. Langwiesche apportera bien d’autres précisions et notamment celle-ci : l’armature des tours reposait sur deux cent mille tonnes d’acier structurel, deux cent mille tonnes d’acier pur, pour les seules colonnes et poutrelles. Invisible et dressé dans le ciel, ce n'était pas sans effet ; mais mis à nu et jeté à terre, il y avait soudain de quoi faire tourner de l’œil le plus aguerri des entrepreneurs en bâtiment.
 
Dès le lendemain des attentats du 11 septembre, Langewiesche s’est rendu sur place et y est resté. Il a d’abord, dans le désordre le plus total qui régnait sur les lieux, fouillé, relevé, noté. Il a fait des listes, à l’aveugle, s’est improvisé des perchoirs sur des pans d’immeubles tranchés, a découvert des dessins tristes, des slogans anti-musulmans laissés par des pompiers, des fourchettes tombées du ciel immaculées. Mais il a surtout très tôt, cherché à comprendre comment ce vaste chantier de l’après 11 septembre était en train de se mettre en branle, il a interrogé, suivi, regardé, assisté à des débriefings, à des prises de gueule et de décision, sans relâche, durant les quelques mois qu’ont duré ces extractions et ces camionnages pharaoniques.
 
Pour comprendre comment on en est (matériellement…) arrivé là, Langewiesche opère un fécond retour en arrière sur les phases de collision et d’écroulement des tours. On pourra prendre la mesure de quelques phénomènes aussi éclairants que surprenants et, par exemple, essayer de se figurer comment un bâtiment a été « capable d’engloutir un 767 entier, et de le freiner pour le faire passer d’une vitesse de neuf cent cinquante kilomètres par heure à l’arrêt complet sur seulement soixante-quatre mètres »
 
Chacun des deux chocs est analysé avec force détails et William Langewiesche s’efforce de nous faire comprendre avec précision comment chacune des tours a pu s'effondrer et s’est effondrée, répondant par avance à toutes les théories du complot non encore formulées et à leurs implacables présomptions de « dynamitage en sous-sol . On sera peut-être étonné d’apprendre (par quelles très sérieuses voies de conséquence, vous le découvrirez vous-mêmes) que la tour sud doit presque exclusivement son affaissement sur 410 mètres aux ramettes de papier que contenaient ses bureaux...
 
Mais c’est sur l’après-désastre que se concentre bien sûr American Ground : la réouverture de Fresh Kills, la déchetterie de Staten Island, seul lieu possible d’entreposage et de « tri final » des débris de métal et de pierre des tours à une distance raisonnable du sud de Manhattan ; le déploiement, sur le site des attentats, des excavateurs Diesel les plus lourds du monde au prix d’aménagements considérables pour que le sol même des artères de New-York puisse les supporter ; les risques imminents (et jamais rendus publics) d’inondations dévastatrices des réseaux de transports souterrains de la ville auxquels ont dû faire face les ingénieurs et les équipes en raison des dégâts provoqués dans le périmètre des fondations des tours ; la manière spontanée et non régulée dont quelques hommes ont « pris la main » sur cet immense chantier de déconstruction, en raison notamment de l’urgence dans laquelle il fallait commencer à déblayer ; le portrait, le parcours, le travail et le style de chacun d’eux, toujours à la fois engagé mais aussi intéressé à tirer un certaine épingle du jeu ; les décomptes macabres et la présence humaine qu’il faut, en plusieurs étapes, absoudre de la matière qui pourrait la confondre ; le dernier voyage des colonnes d’acier tronçonnés du World Trade Center vers l’Inde ou la Chine parce que le recyclage coûte trop cher aux Etats-Unis…
 
La somme de ce que l’on apprend à chaque page de ce livre est trop importante pour tenter de pousser plus loin le recensement. On notera toutefois encore quelques points forts de ce livre :
 
Si la part technique de l’ouvrage n’est pas négligeable, jamais l’on ne s’y ennuie. William Langewiesche n’a pas peur de nous conduire assez loin dans les méandres de l’extraction, du déblaiement, de la réduction ou du transport des matériaux de tout crin. Il est parfois question de cinétique, de combustion, de physique, de refroidissement, de pulvérisation, de déflagration… Il sait pourtant garder un effet de récit étonnant à travers les informations qu’il nous fournit, à travers ses descriptions et ses analyses. Son approche est informative et journalistique mais sa langue, aussi peu littéraire soit-elle, est belle, rythmée, précise.
 
 La dimension humaine du désastre  ressurgit également très vite au cœur de ce chantier. D’abord parce que l’urgence de ce travail de déblaiement a d’abord été dicté, durant les premiers jours, par l’espoir de sauver des vies humaines. Espoir très vite déçu, à quelques infimes exceptions près. Ensuite parce qu’un colossal travail de détection de corps humains a été conduit, conjointement aux manœuvres d’extraction. Mais il n’a pas toujours été facile de mener de front cette double injonction. Des objectifs, des contraintes, des intérêts et des rythmes différents se sont alors opposés. Des guerres de clan se sont peu à peu éveloppées, entre les ouvriers du bâtiment harassés et pressés d’en finir, les pompiers devenus un temps les héros médiatisés et victimisés à l’excès des attentats du 11 septembre, les civils, dans l’incapacité psychologique de ne plus prêter corps à leurs morts, pourtant objectivement réduits à l’état de restes infimes sous la lentille des microscopes de la morgue de New-York. L’espace de ce qui allait devenir Ground Zero est un peu devenu une arène, un lieu où dans l’immense combat mené contre la matière effondrée des tours, se sont engagés des rapports de force, des enjeux de pouvoir, où se sont opposées des souffrances et des crispations corporatistes.
 
En nous introduisant dans cette sorte de parenthèse entre le temps du désastre des attentats du 11 septembre et celui de sa mémoire instituée, William Langewiesche  nous a ici laissé le récit dense et précieux d'un épisode qui aurait sans cela été largement voué à l'oubli.
 
 
 
 
 
 
 
William Langewiesche, American Ground. Editions du sous-sol 2011.
 

samedi 8 septembre 2012

> Jean-Claude Grumberg : oublier



 
Il y a le fils et il y a la mère. Le fils se rend chaque jour auprès d'elle, à l'hospice. Mais elle ne le reconnaît plus comme étant son fils. Elle le lui dit, ce n'est pas possible : "T'es trop vieux". D'ailleurs son fils, le vrai, celui qu'elle espère encore, viendra sans doute la sortir de "ce trou puant". Elle oublie, elle a oublié. Le temps a fait son affaire. On ne se donne même plus la peine de nommer cette épée de Damoclès qui nous attend au tournant, quelque part vers le bout du chemin. Alzheimer s'est fait papillon de nuit.
La mère ne se souvient plus mais elle est tenace, voire teigneuse. Elle ne veut pas rendre son fauteuil roulant au vieux Monsieur qui en a bien besoin.
"Le pensionnaire qui attend sa chaise n'a plus ses jambes, mais il a sa tête et il attend, lui, depuis...".
Une autre fois, la mère défend son territoire. Elle administre de grands coups de parapluie aux résidents qui viennent pisser dans ses toilettes. Le directeur de l'hospice devient dingue, menace de ne pas la garder. Il faut la calmer, la raisonner, mais les mots ne sont pas simples. La tentation de la maltraitance est forte. Sans le fils, sait-on ce qui adviendrait ? On a tous les ingrédients d'un théâtre réaliste : l'hospice, Alzheimer, la maltraitance, la vieillesse... Mais ce n'est pas seulement cela. Les dialogues sont un peu dévissés. Les répliques font l'effet de rafales qui s'enchaînent, brèves et tendues et l'on a parfois l'impression que la maman mène la danse, en suivant sa logique vide et implacable. Ca grince de tous les côtés...
 

 
Et pourtant derrière ce présent morose et ce flot d'oubli, on sent bien qu'il y a une mémoire plus lointaine, le souvenir de quelque chose de plus terrible encore.
 "- Rester debout des heures dans la neige, c'est ça qui donne des jambes fines, très fines, tellement fines que je pouvais me laver les pieds dans un fusil à deux coups. Pourquoi tu ris ?
- Pour rien, maman.
- C'était pas drôle.
- C'était pas drôle, je sais.
- De là-bas on sortait les jambes fines et les pieds devant."
Les choses prendront bientôt forme. La mère disparaîtra  dans les jardins de l'hospice, sur les traces de sa propre mère, de sa propre enfance. Une enfance où s'ébroue encore le fantôme de la Shoah.
A travers cette courte pièce grinçante et ciselée, où l'on se surprend aussi à sourire, Jean-Claude Grumberg nous offre encore un bel échantillon de son sens fort du dialogue, dérangé et dérangeant. Et il nous darde de quelques questions simples mais lancinantes : Qu'est-ce qu'oublier ? Qu'est-ce que se souvenir ? De quelle mémoire serons-nous un jour orphelins ?
 
 

Jean-Claude Grumberg, Votre maman. Actes  Sud. 2012.
 

Images : 1) Herbes (source) / 3) Fenêtre (source) :