samedi 14 juillet 2012

> Thomas Bernhard, le poète














Deux bonnes nouvelles valent mieux qu’une. La première concerne la collection Orphée. Cette élégante collection de poésie au format de poche lancée il y a quelques lustres par Michel Cluny s’était malheureusement éteinte. Il n’y a plus guère  chez les soldeurs que l’on pouvait encore glaner les précieux recueils épuisés chez l’éditeur. Des poètes français méconnus, des poètes antiques, une poésie aussi, et le plus souvent, des quatre continents, dont la traduction nous était toujours livrée avec le texte original, quelle qu’en soit la langue. Un précieux vivier de poésie bilingue, de qualité et à prix hautement abordable, ce n’était pas si courant. Et voilà que les éditions de La Différence, voyant sans doute combien nombreux étaient ceux qui soufflaient sur les braises, ont décidé de relancer la flamme. La collection a été officiellement ressuscitée au mois de juin dernier, avec au programme plusieurs rééditions : Garcia Lorca, Anna de Noailles, Adonis.
La seconde bonne nouvelle est que parmi les premiers titres de cette nouvelle aventure, on trouve une sélection des poèmes de Thomas Bernhard, traduits par Susanne Hommel et  rassemblés sous le titre Sur la terre comme en enfer. L’écrivain autrichien, quoique porté au Panthéon des grands auteurs du XXème siècle, n’était encore connu en France que pour son théâtre et ses textes en prose. Une poésie essentiellement écrite entre 1951 et 1962, rarement traduite, et qui semble avoir été le plus souvent cantonnée au rôle  d’ « annonciatrice » de l’œuvre à venir sur d’autres versants de la littérature. Cette poésie nous  offre pourtant une mélancolie sombre, une nourriture amère et essentielle. Elle se situe à la fois  dans la lignée de Rilke et Trakl mais porte également en elle toute la lourde fracture qu’ont introduite dans la littérature les béances du nazisme et de la Seconde Guerre.


Dans sa préface, Susanne Hommel, nous rappelle quel fut le parcours poétique de Thomas Bernhard. Il publie son premier poème à l'âge de 21 ans dans la revue Münchner Merkur. Ces derniers poèmes datent de 1962. Ils étaient destinés à constituer un recueil, Gel, qui, jugé "trop sombre" par les éditeurs auxquels il fut proposé, ne devait jamais voir le jour. On sait que le basculement vers la prose s'opèrera à cette période. Le premier texte publié de Thomas Bernhard date de 1963 et porte le titre du recueil refusé. L'écrivain autrichien, homme de ruptures et de décisions définitives,  n'écrira plus de poésie. Si ce dernier échec a peut-être joué, sans doute Thomas Bernhard avait-il avant tout trouvé la forme d'expression qui lui convenait le mieux, celle dans laquelle il allait pouvoir accomplir son travail essentiel  d'écrivain. Il n'a pourtant jamais renié ses poèmes et avait  pris la poésie on ne peut plus au sérieux. Ce dont il est effectivement difficile de douter à la lecture de ce florilège.

On découvre d'abord très vite une langue tendue, maîtrisée. Chaque mot semble posé comme une pierre choisie avec soin, affûtée. Un certain lyrisme n'est pas absent de cette poésie, il y a des jeux de répétitions, d'inversion mais on ressent tout à la fois une force interne qui le contraint, le retient. Susanne Hommel nous rappelle que la poésie de Thomas Bernhard a pris corps dans la mouvance du groupe pluriculturel actif viennois des années 50, marqué par un souci de simplification, de dépersonnalisation et par une forme de minimalisme et d'économie de moyens dans l'écriture.

Mais ce dégraissage progressif du chant va au-delà d'un effet de style. Il est avant tout la marque d'une tension interne entre la figure du pays honni et haï (qui  annonce déjà les exécrations à venir chez Bernhard) et la quête d'une pureté qui serait liée à l'enfance, aux figures aimées, à la terre des aïeuls. On pense notamment au poème Mon arrière-grand-père était marchand de saintdoux qui se clôt par ses vers :

"Il inventa la musique des cochons / et le feu de l'amertume / et parla du vent / et du mariage des morts. / Il ne me donnerait aucun bout de lard / pour mes désespoirs"

La pays est celui des mains du père plongées dans la neige, celui du corps de la mère, mais il est aussi et avant tout pays de mort. L'élégie est avortée, ravalée et la mal du pays prend un tout autre sens.

"L'âme malade, regardant/ autour d'elle, / ne glisse plus vers le village"

 Ce qui s'affiche parfois devant nous ressemble souvent au cadavre d'une nostalgie balayée par l’histoire, broyée dans la poussée des germes du nazisme qui, bien que jamais nommé, pèse ici de tout son poids - comme  sur toute la poésie de langue allemande d'après guerre.

"Derrière les arbres est un autre monde, / le pays de la pourriture, le pays / des marchands, / un paysage de tombes, laisse-le derrière toi  / tu anéantiras, tu dormiras cruellement / tu boiras et tu dormiras / du matin au soir et du soir au matin / et plus rien tu ne comprendras, ni le fleuve ni le deuil"

 Une langue se cherche derrière le chant qui s’amenuise. On trouve encore des gestes de poète : des effets de construction, des anaphores. Mais on sent bien que le cœur du chant a été fendu. Cette écriture, au-delà de sa facture personnelle, s'inscrit pleinement dans la poésie d'après le désastre. Les références possibles (lieux, objets, personnes) se dissolvent souvent en une série d'images, subissent une série de rebonds qui les déplace vers un lieu poétique et déspatialisé.  Mais ce non-lieu poétique porte en lui l'empreinte du monde d'après Auschwitz, un monde vidé de sa substance. Certes, cette recherche d'un chant qui ne chante plus, d'une langue qui puisse s'arracher à la langue, qui fut celle du meurtre,  des mots corrompus par l'histoire, n'atteindra pas ici ce point d'incandescence au bord du silence que l'on trouve chez Celan. Mais on trouve pourtant dans de nombreux vers de Bernhard, dans la beauté glaciale de certains de ses psaumes, une force étrange, une quête de la parole nue, débarrassée de ses derniers artifices et de ses dernières illusions.

Une poésie habitée par la mort et qui trouve parfois son dernier retranchement

" dans la Parole de la neige fraîche qui vient de tomber"

En lisant les poèmes de Thomas Bernhard, et abstraction faite des heureuses bifurcations prises par son oeuvre à partir de 1963, on est en droit de regretter que ce chemin de neige se soit interrompu si tôt.









Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer. Orphée - La Différence. 2012. Traduit de l'allemand (Autriche) et présenté par Susanne Hommel.

Images : 1/3 : ©Michael Kenna

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