dimanche 11 mars 2012

> Larmes blanches sur fond noir

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Il y a des livres que l’on peut aimer parce qu’ils ne sont pas finis. Parce qu’on aurait envie de les prolonger. Parce qu’ils esquissent des chemins qui leur préexistent et se poursuivent après eux. On sait que la suite se trouve ailleurs, que la parole pourrait s’élargir encore longtemps en cercles concentriques. Des livres, en somme, qui ont le mérite de dévoiler des espaces, de suggérer des résonances qui ne leur appartiennent pas en propre mais qui, sans eux, auraient pu rester balbutiants.

Dans son dernier opus, Ils ne sont pour rien dans mes larmes, Olivia Rosenthal compose une série de textes à partir de témoignages qu’elle a recueillis en réponse à cette seule question : « quel film a changé votre vie ? ». L’idée est simple mais le résultat est touchant et parfois même troublant lorsqu’elle mêle sa propre voix à cette polyphonie. Prenant comme matériau de son écriture des paroles collectées au cours d'une résidence à Saint-Ouen, Olivia Rosenthal navigue ici avec sensibilité sur un terrain qu’elle a déjà pratiqué dans le cadre de précédents projets d’écriture. Elle en profite pour rendre cette fois un hommage pudique et fort au cinéma. Ce cinéma qui, comme elle nous le confiait en 2010, occupe une place capitale aussi bien dans son imaginaire d’écrivain que dans sa vie.





Quatorze films. Qui n’ont pas grand-chose à voir entre eux. On commence avec Vertigo d’Hitchcock pour terminer par Les Parapluies de Cherbourg. Un ordre qui n’est peut-être pas aléatoire. Entre temps, on aura fait le détour du côté de Sergio Leone, Kieślowski, Truffaut, Resnais, Ridley Scott ou Bertolucci

Quatorze films qui ont toutefois ceci de commun d’avoir marqué des existences, d’y avoir fait irruption. A travers ces quatorze récits de rencontre entre un film et une existence singulière, un moment de vie, voire une vie entière, c’est aussi le sens que peut revêtir la confluence d’un récit de fiction avec notre histoire particulière qui est interrogé. Car aimer un film est une chose, lui accorder un poids dans notre propre parcours en est une autre. Par quels hasards se tissent les fils qui vont de l’un à l’autre ? Comment un moment de cinéma peut-il trouver en nous sa juste place ? Jouer un rôle qu’il n’aurait pas joué si j’avais été un autre ? Sans doute est-il impossible de répondre totalement à de telles questions puisque comme le souligne l’une des voix qu’Olivia Rosenthal nous fait entendre «aucun spectateur ne sait exactement pourquoi tel ou tel film le hante». C’est pourtant bien autour de cette hantise qu’une lumière cherche ici à se faire.

On verra donc comment l’Arbre aux sabots, une fresque paysanne oubliée d’Ermanno Olmi a pu sonner le moment de la révolte chez une lycéenne d’un pensionnat de Pézenas, fille de viticulteurs. Comment Nuit et brouillards a pour la toute première fois fait basculer un adolescent dans la conscience que l’ «on peut vivre par procuration des choses extrêmement douloureuses». Comment le Retour d’Andreï Zviaguintsev a fait ressurgir chez une jeune femme l’image d’un père qui l’avait, selon sa formule, mise en prison dans sa tête, pour peut-être finir par l’en libérer en lui permettant de réaliser qu’ «au cinéma, on pleure quand malgré la distance et la haine, on se sent encore sous le regard du père». On découvrira comment Les quatre cent coups a éveillé une vocation d’éducatrice ou comment Thelma et Louise  a incité une épouse acculée à faire le grand saut et à changer de vie… Rien de modélisant, pourtant, puisque le cinéma est parfois ce qui nous rappelle que la vie n’en est pas… C'est la cas pour Angélique, qui réalisa en revoyant pour la nième fois La nuit américaine de François Truffaut, que «nous ne sommes pas les scriptes de nos pères», et qu’il faut un jour se détacher de la pellicule :

«Il faut donc revenir là où le cinéma prend fin, changer de perspective, de cadre, d’objectif, admettre que l’existence ne s’engloutit pas toute entière dans la lumière des projecteurs, que les zones d’ombre mènent loin des caméras, qu’il y a une vie après, que les personnages nous emportent, nous déduisent, nous attirent et nous trompent, qu’il faut rejoindre un désir qui est le nôtre en faisant le deuil de nos illusions».

Une prise de conscience qui n’est pas sans rappeler le chemin que découvre en le parcourant la narratrice de Que font les rennes après Noël ? le prédédent roman d’Olivia Rosenthal



Illusion, coup de pouce, surenchère à la douleur vécue, invitation à la liberté… Voilà quelques unes des facettes possibles du septième art lorsque nous sommes amenés à faire corps avec lui. Car ce n’est pas tant une vérité de ce qui se joue dans le rapport du spectateur à la toile qui est ici recherchée que la mise à jour de lignes de forces multiples autour de ce rapport. La mise en musique d’une série de rencontres d’où émergent des tentatives de définition qui peuvent aussi bien se faire écho que se contredire…

«Le cinéma captive ceux qui cherchent des arguments pour ne pas ressembler à leurs ascendants.»

«Nous sommes peut-être abusés par le cinéma mais nous aimons les erreurs dans lesquelles il nous plonge.»

«Aimer le cinéma, c’est s’offrir le luxe de la toute puissance.»

«Le cinéma nous évite d’éprouver quotidiennement le déclin du jour.»

«Au cinéma on peut refaire sa vie autant de fois que son visage.»

A chacun son cinéma, ses masques, son courage…


En amont et en aval de ses voix réécrites, Olivia Rosenthal a placé un prologue et un épilogue où elle se risque à un certain dénuement en introduisant ses propres témoignages. Dans ces deux textes la parole se cherche plutôt qu’elle ne s’expose et la forme est proche du poème : un déroulement de phrases courtes (des vers ?), qui hésitent, se reprennent.

C’est avec le vertige qu’elle entre en scène, évoquant pudiquement le suicide de sa sœur vingt ans plus tôt. Un saut dans le vide du septième étage qu’elle n’a «pas pu empêcher» et auquel Vertigo, le film d’Hitchcock, n’a jamais cessé de la renvoyer.

Mais les larmes sont gardées pour la fin. «Quel est le film qui vous a fait le plus pleurer ?» aurait pu être une autre porte d’entrée, le point de départ d’un autre livre, tant il est vrai que c’est peut-être au cinéma que l’on pleure le plus. C’est ici la dernière scène des Parapluies de Cherbourg qui ouvre les vannes… Un drôle de film, sentimental à souhait, dont les acteurs sont pour la plupart restés inconnus peut-être «parce que chanter qu’on est amoureux, malheureux, seul, déçu, trahi ou lâche, ce n’est pas crédible». A la fin du film le couple joué par Catherine Deneuve et Nino Castelnuovo se retrouve plusieurs années après la rupture violente à laquelle l’un et l’autre ont survécu. Il y a pourtant dans cette scène une petite phrase anodine (autour duquel le texte tourne sans jamais la citer isolément) qui sonne faux et renvoie simplement la spectatrice à une peur profonde, un refus jamais surmonté :

«Je ne supporte pas
Qu’on puisse perdre définitivement
Quelqu’un qu’on a aimé
Qu’on vive bien après
Et même qu’on vive mieux »

Un aveu qui renverra chacun à son moment de cinéma, à la scène qui immanquablement provoque en lui le simple et salubre «lâcher de larmes». Magie soudaine du cinéma, où toutes les réserves, toutes les barrières que l’on dresse entre soi et le monde peuvent un instant s’effondrer comme un château de cartes. Etat unique d’abandon qui appelle soudain un vœu pieu…

«Si on acceptait de se présenter
dans l’état ordinaire
où les événements de la vie /
nous mettent.
[…]
si on se laissait aller 
submerger 
investir.»

La littérature n’est pas toujours une fin en soi et il arrive qu’elle tire de cette modestie même une certaine grâce, une certaine grandeur. Avec Olivia Rosenthal elle peut être parfois une sorte d’attention, un moment d’écoute de soi-même et des autres que manifesteront différemment, mais avec autant de justesse, d’autres formes d’expression : la rencontre, la performance, la lecture ou quelques larmes blanches que l’on s’offre à soi-même,

«comme si l’abandon
était la condition nécessaire
suffisante
paradoxale
d’une future consolation.»












Olivia Rosenthal, Ils ne sont pour rien dans mes larmes. Verticales. 2012


Images : 1) Pellicule (source) / 3) Griffes jaunes (source) / 4) Parapluies de Cherbourg (source)

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