dimanche 18 mars 2012

> Justin Torres : danser dans la jungle

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Le premier roman de Justin Torres sonne fort. On est d’entrée de jeu pris par le rythme nerveux de la phrase et emporté dans un récit aux accents autobiographiques plus cinglant qu’une douche froide. Le récit accéléré d’une enfance violente à Brooklyn où la faim, la pauvreté et la hargne s’accommodent parfois d’instants de bonheur et de témoignages d’amour mais où survie se conjugue le plus souvent avec folie. On a parfois cité John Fante ou Michael Collins pour évoquer le sillage dans lequel se situait ce roman. On pourrait penser aussi à Steinbeck et aux Raisins de la colère dont nous aurions ici une version concentrée et remixée au son d’un mambo vénéneux et déjanté.

Vie animale (We, The Animals, pour le titre original) est une histoire d’enfance qui passe vite, une enfance ramassée en quelques scènes et quelques photos de famille sur fond discret mais prégnant de racisme et de misère sociale. Le père est un Portoricain sanguin qui se traîne d’un petit boulot à l’autre. La mère, éreintée par le travail n’a plus toute sa tête. Et puis il y a la nichée : trois frères dont le plus jeune est la voix qui porte ce récit. La famille, contre la jungle du dehors, s’invente une jungle à elle, improvise une sorte de cocon véreux qui ne ménage personne et hors duquel le narrateur finira par être bouté, par ceux-là mêmes avec lesquels il faisait corps. Car Vie animale est aussi l’histoire de la fin d’une enfance, d’une expulsion hors du noyau familial et du cercle de la fratrie. Rupture qui esquisse le point de départ d’un voyage vers d’autres jungles.



Il y a d’abord les trois frères. Manny, Joël et le narrateur, dont nous ne connaîtrons pas le nom. La narration passe le plus souvent par un pluriel qui englobe la fratrie, car malgré les remous qui l’agitent, elle semble constituer une unité insécable, pour le meilleur et pour le pire : «trois petits rois», «trois mousquetaires», ou parfois autre chose encore :

«On était des monstres – Frankenstein, la fiancée de Frankenstein, l’enfant de Frankenstein»

Les trois frères fabriquent des lance-pierres avec des couteaux à beurre, se planquent derrière les voitures et prennent les femmes blanches pour cible. Ils sont alors «les trois ours se vengeant de Boucle d’Or qui avait mangé leur porridge».

Car à la maison, on crie, on chante, on a faim et on a froid. On se dispute les couvertures jusqu’à les déchirer. Les jeux, souvent, sont violents. On se bat avec tout ce qui se trouve là : «bottes», «outils», «tenailles qui pincent»… Et la nuit on se tient chaud corps contre corps comme le font les animaux dans leur terrier. « On » voudrait grandir, s’épaissir, se muscler…: «on voulait plus de chair, plus de sang, plus de chaleur».

La mère c’est Ma. Elle est folle et fatiguée. Elle a perdu la notion du temps, se rend chez l’épicier ou à la banque au milieu de la nuit, prépare des petits déjeuners le soir, fête des anniversaires quand ça lui prend et supplie parfois ses enfants de ne pas grandir.

Le père c’est Paps. Il cogne dur sur ces enfants. Quand il est de bonne humeur, il lance Tito Puente à fond dans la maison et invite ses garçons à danser en imposant les règles du jeu :

«Dansez comme si vous étiez riches», «Dansez comme si vous étiez pauvres», «Dansez comme si vous étiez blancs», «Dansez comme si vous étiez portoricains»…

Car tout ici est un théâtre. Théâtre de violence, avec ces corrections réglées comme du papier à musique ; théâtre d’humour fou quand toute la maisonnée se laisse engloutir par le rire. Théâtre de désir aussi, quand Paps pelote sa femme sous les yeux des garçons pour bien souligner qu’elle est sa femme et qu’elle lui plaît. Tout s’affiche, bruyamment, immodérément, comme si la vitesse, le tumulte, la déraison pouvaient seuls rendre cette vie-là supportable. Une vie de « poor workers » au bout du rouleau, qui s’est développée comme une mauvaise herbe au verso du rêve américain et que seul un déploiement d’énergie incontrôlé parvient encore à faire durer. Mais la grande force du récit de Justin Torres tient aussi dans le fait que si la précarité tient lieu de toile de fond, son omniprésence est à la fois tangible et diffuse. Elle imprègne le décor comme une mauvaise odeur sans jamais être directement thématisée.

Le lecteur traverse alors l’enfance du narrateur comme il traverserait un orage. Le récit semble rebondir de fragments en fragments bien plus qu’il ne donne l’impression de dérouler un fil chronologique. Chaque chapitre, presque clos sur lui-même, est souvent d’une force étonnante. Que ce soit cet apprentissage de la nage que le narrateur est contraint par son père de vivre au bord de la noyade. Cette brève fugue des trois frères, qui sera chèrement payée par l’un d’entre eux. Le bonheur d’une sortie dans le «connard de pick up», que Paps s’est procuré contre tout bon sens financier. Une nuit passée dans un sac de couchage sur le lieu du job de nuit que vient de trouver le père. Ou ces scènes où la folie de la mère ressurgit comme une lame de fond.

Pourtant le temps passe et le narrateur sera bientôt expurgé de son clan. La fin du récit bascule en effet sur un événement dramatique, un coming out volé au plus jeune des trois frères. La mère met la main sur le journal dans lequel celui-ci recense les fantasmes que lui inspirent les hommes. Une poussée de testostérone qui ne va pas dans le sens du vent et qui sépare brutalement l’enfant en passe de devenir lui-même de son appartenance à la tribu familiale. Le narrateur va devoir s’éprouver comme sujet et assumer la sortie d’un temps à présent révolu. Ce temps-là, quelques légères entailles dans le cours du récit nous en avaient déjà laissé pressentir le délitement futur. On relit soudain autrement cette formule qui avait été glissée au passage : «quand on était frères»

La métaphore animale prend au final une autre dimension car c’est la jungle homo des bas-fonds de New-York qui va constituer le nouveau territoire du narrateur. A ce stade où prend fin le récit, il lui reste à conquérir sa fierté, à affirmer pleinement la singularité qui lui a valu d’être rejeté par les siens :

«"Bombe le torse, bombe le torse" , je dis, je murmure, je me jure.»

Promesse de combats à mener et qui sait, peut-être d’autres livres qui en porteront la trace…

En attendant Justin Torres signe ici un premier roman remarquable de tension et de sensibilité. Son récit nous plonge au cœur le plus sombre d’une certaine Amérique sans jamais jouer sur aucun des archétypes attendus. Et l’auteur a su trouver un ton, une musique (on aurait envie de dire un « beat ») qui nous tient sans relâche de la première à la dernière page.













Justin Torres, Vie animale. Editions de l'Olivier. 2012. Traduit de l'américain par Laetitia Devaux.

Images : 1) Trois singes (source) / 3) Justin Torres (source)



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