mercredi 25 janvier 2012

> Flux tendre

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Alors que la question du temps de travail fait régulièrement l’objet de polémiques animées, c’est «aux» temps du travail que s’intéressent quant à eux Guillaume Rannou et David Poullard dans le 1er numéro de leur Très précis de conjugaisons ordinaires : un livret aussi ensoleillé qu’insolite, publié par les Editions du BBB, qui joue sur les potentialités de la langue et des locutions ordinaires liées au champ sémantique du travail… Le résultat est un ouvroir portatif de conjugaisons potentielles d’une salubre drôlerie. Nous en recommandons d’ailleurs la distribution gracieuse à l’entrée des bouches de métro et à la sortie des entreprises, tant pour l’édification grammaticale des masses laborieuses que pour le réveil en fanfare des mots dormants qui nous encerclent…



Conjuguer est un art qui se cultive, dit-on. Sur ce chapitre, la langue française papillonne de règles corsetées en exceptions notables, de formes inusitées en licences inattendues… Notre langue n’est pourvue ni de la grâce singulière du subjonctif futur portugais, ni des nuances diachroniques du preterit perfect…Mais elle n’en affiche pas moins une palette de formes verbales digne d’un menu cinq étoiles. Et qu’on le veuille ou non, Monsieur Louis-Nicolas Bescherelle fut un peu notre grand-père à tous. Si personne n’a vu son visage, tout le monde se souvient de sa bible de poche, qui a dû faire l’objet de rééditions plus fréquentes encore que l’Attrape-cœurs de Salinger ou La gloire de mon père de Pagnol.

Il y a quelque chose comme un clin d’œil patiné aux précis d’autrefois, dans l'opuscule de David Poullard et Guillaume Rannou. Passé la couverture aux allures de flamboyant manifeste, on se retrouve un peu dans la papeterie de notre enfance, juste au coin de l’école. Choix des polices, agencement des tableaux, petites notes en bas de page…

Oui mais voilà, l’école est finie et maintenant, on bosse…
A dire vrai, on ne fait que ça. Quand on ne se demande pas plutôt quand et si cela nous échoira un jour.
Le boulot, le taf, le turbin, voilà une réalité qui génère une profusion de phénomènes qui changent, qui passent et qui parfois s’arrêtent. Et notamment des mots. Des mots sauvages qu’on nous colle dans la bouche tant et si bien qu’on finit par croire qu’ils y ont poussé tout seuls… Des mots, des expressions, des locutions qui tapissent notre palais de chiendent, relayés par la presse gouailleuse ou spécialisée, la télé, les collègues devant la machine à café ou dans les files d’attente de Pôle Emploi. Alors ces mots-là, pourquoi ne pas les prendre un peu au sérieux, au-delà même de ce qu’ils demandent ? Pourquoi ne pas les bescherelliser, les botomiser, leur insuffler du verbe dans la cage thoracique, les faire tinter à toutes les sauces de tous les temps ? David Poullard et Guillaume Rannou en ont choisi trente-deux pour nous montrer le chemin. Une belle mâchoire de locutions. Et ces locutions, cueillies à la surface du monde professionnel, sont ensuite passées à la moulinette de la traditionnelle conjugaison.

Certains sont des verbes (bosser, manifester, dégraisser), déjà consacrés par le dictionnaire, et qui n’ont rien de très nouveau. Si ce n’est la joyeuse bandes de locutions verbalisées qui les entoure : fiche paye, haut revenir, ouvrier, rmir, rser, cadre diriger, pauser clope, moyenner finance, etc.
Puis on y va, à tous les temps de l’indicatif, du conditionnel, du subjonctif, de l’impératif. Sans oublier l’infinitif et le participe. Et il se trouve que quand on lit tout cela de bout en bout, c'est drôle, très drôle. Le principe est simple comme bonjour et pourtant ça marche, ça surprend et ça grince.

Nous flux tendîmes, que je tradasse, aie moyenné finances, j’eus pu d’achat, nous cadre dirigeons

Les couverts sont mis...

Petite délicatesse supplémentaire : les caractères en rouge rappellent dans chaque tableau de conjugaison où se situerait la matrice de l’émulsion verbale. Trader vient de son infinitif ; moyenner finance de son participe présent ; grever de son présent de l’impératif...

Un petit clin d’œil à Bescherelle mais un gros à Perec… Il y a quelques jours, Guillaume Rannou m’expliquait que son intérêt pour les locutions ordinaires lui était notamment venu de la vision stimulante que l’auteur de La vie mode d’emploi développait de l’infra-ordinaire :

«Non plus l’exotique, mais l’endotique. Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. Retrouver quelque chose de l’étonnement que pouvait éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et de transporter les sons.»

Et pour ce qui est du petit monde de l’entreprise, on n’oubliera pas non plus que Perec nous a tout de même laissé l’Augmentation. Une pièce où  il s’amuse autour d’une scène de genre professionnelle, la demande d’augmentation de salaire, en la déclinant selon ses multiples argumentations possibles.

David Poullard est graphiste et typographe, Guillaume Rannou comédien. Prédétermination perecquienne, les deux auteurs se sont rencontrés dans la cage d’escalier de leur immeuble il y a une dizaine d’année. C’est dans ce lieu propice aux confidences qu’ils ont découvert leur un intérêt commun pour ce que Guillaume Rannou appelle les «tentatives d’étirement du français figé». Une passion autour de laquelle ils développent depuis ce jour différents projets d’exposition, publications, performances.

Pour ce qui est du Précis de conjugaisons, le coup d’envoi laisse en tout cas augurer de plaisants étirements qu’il nous tarde déjà d’ânonner.

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Dans les usines de cigares de la Havane, il n’était pas rare qu’un lecteur lise des romans de Hugo ou de Zola aux ouvriers pendant qu'ils travaillaient. Alors lequel de nos candidats, par ces temps de promesses hautement révolutionnaires, portera plus modestement à son programme social l’introduction d'un «quart d’heure syndical de la conjugaison déconnante» ?



 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
David Poullard, Guillaume Rannou, Très Précis de Conjugaisons ordinaires (N°1) - Le Travail. BBB/Fais-moi de l'art/Les éditions. 2011.
 
Images : 1) Charlie Chaplin, Les Temps Modernes (source) / 3) Louis-Nicolas Bescherelle (source)

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