dimanche 27 mars 2011

> INCULTE : la Seine-Saint-Denis à ciel ouvert

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Coup d’envoi, avant-hier soir, à la médiathèque Elsa Triolet de Bobigny, de l’édition 2011 de Hors limites, le festival littéraire de Seine-Saint-Denis organisé par l'association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis avec le soutien financier du département. Cette année, le collectif de la revue Inculte s’est étroitement associé au projet en endossant le rôle de conseiller littéraire dans la mise en place de la programmation. De beaux moments en perspective. La soirée d’inauguration fut aussi l’occasion, pour Mathieu Larnaudie, de présenter la nouvelle formule de cette revue qui, après vingt numéros et sept ans d’existence, se lance sur de nouveaux chemins et de nouvelles propositions. Inversion facétieuse du point de vue «arthusien» si célèbre, le titre du premier numéro contient à lui seul tout un programme : Le Ciel vu de la Terre rassemble une série de variations littéraires et philosophiques autour d’une entité qui nous est depuis toujours aussi proche que lointaine et qui donne prise à de multiples approches. Nous en aurons eu l’avant-goût par la lecture de quelques textes (dont le remarquable Never say anything de Claro) avant de rejoindre en sous-sol l’auditorium de la bibliothèque pour une séance polyphonique et joyeusement sinistre autour du Dictionnaire du pire de Stéphane Legrand.





«Les hommes lèvent peut-être depuis toujours les yeux vers le même ciel immuable mais ils ne voient jamais la même chose parce que leur regard ne s’arrête pas aux étoiles, il s’élève au-delà de leur scintillement monotone pour embrasser un monde.»


Cet avertissement de Jérôme Ferrari dans le premier texte du recueil, la Nuit d’Anaximandre, nous met au diapason : il n’y a bien de ciel que vu de la terre et, qu’il soit formule scientifique, symbole religieux, promesse de paix, menace, miroir du sens ou tableau divinatoire, le ciel a souvent plus à nous en dire sur les yeux qui le contemplent que sur lui-même.


Hypothèse à aller vérifier du côté de Jean-Marie Blas de Roblès, Jakuta Alikavazovic, Olivier Rohe, Julien d’Abrigeon, Pacôme Thiellement, Hélène Gaudy et quelques autres…


Manuel Blas de Roblès revient justement sur ceux qui semblent n’avoir jamais vu le ciel. Nos ancêtres des cavernes, comme en attestent de nombreuses peintures rupestres et notamment celles, foisonnantes, découvertes en Lybie au cœur du désert de l’Akakus, ont bien représenté leur environnement animal – aurochs, éléphants, rhinocéros, girafes… - mais on ne trouve rien qui évoquerait le soleil, la lune, les étoiles. Absence d’autant plus troublante qu’ils avaient sans doute beaucoup à attendre et à redouter du ciel.

«Rythme des saisons, tonnerre, foudres et tornades auraient dû les inspirer tout autant que les bêtes féroces qu’ils s’ingéniaient à fuir ou à capturer.»


C’est ce qui s’appelle, selon la belle formule de Blas de Roblès, «amortir le ciel».

Ce constat nous interroge en filigrane quant à ce que pourraient être aujourd’hui nos propres «amortissements». A croire que la teneur philosophique d’un objet est chose variable et qu’il existe peut-être, nous suggère Roblès, chez ces vaches dont Paul Valéry constatait gravement qu’elles regardaient le ciel sans voir les étoiles, quelque chose comme une métaphysique de la prairie…


Olivier Rohe se promène du côté des foudroyés. Reprenant à son compte certains passages éloquents d'un certain Caprices de la foudre de C.Flammarion, l’auteur de Un peuple en petit, s’amuse à expérimenter les effets supposés de ce phénomène naturel sur quelques personnages de son cru, interrompant tour à tour une carrière flamboyante, des amours idylliques ou un cortège funèbre, au cours d’une petite valse sarcastique menée sur le ton du fait divers.


Mathieu Larnaudie interroge quant à lui l’univers à l’ère de sa reproductibilité technique. S’appuyant sur des informations fournies par le CERN, mêlant récit et extraits de rapports scientifiques, il nous amène à penser le paradoxe que constitue la possibilité, aujourd’hui avérée, de produire artificiellement de l’univers. Le big-bang ayant pu être reproduit à petite échelle dans le cadre d’une expérimentation scientifique (grâce au LHC, l’accélérateur de particules le plus puissant du monde), nous sommes aujourd’hui passés d’une «nature naturante» à un «artefact naturant». Possibilité qui ouvre la voie à quelques doutes insondables et soudain bien fondés…


Dans La cosmologie comme cosmogonie de la littérature, Johan Faerber revient sur les trois moments historiques au cours desquels la littérature s’est trouvée progressivement désinvestie du ciel ou plutôt s’est faite le miroir d’un monde qui l’avait perdu de vue. Histoire d’un désastre, à comprendre comme perte de l'astre. Faerber revient d’abord sur le passage copernicien du géocentrisme à l’héliocentrisme qui ouvre la voie à un nouvel univers dans lequel le ciel a chuté sur la terre et dont la poésie baroque exprime le décentrement. Il approche ensuite la mort du ciel, cette mort que disent chacun à leur façon Mallarmé, Nietzsche, Baudelaire, résultat de la désagrégation d’un idéal qui nous plonge dans les ténèbres d’où la lumière ne sera plus qu’entraperçue. Et, plus près de nous, il nous entraîne enfin vers le blanc létal du ciel, vers cette période où le désastre n’est plus seulement littéraire mais littéral. Une ère où l’homme de l’après Seconde Guerre (marquée par la Shoah mais aussi par le ciel nucléarisé d’Hiroshima) se trouve alors livré à une nuit sans fin. Apogée d’une littérature du désastre où le ciel a disparu dans la nuit ou, ce qui revient au même, dans le trop plein de lumière d’Hiroshima.


Avec Never say anything , déclinaison ironique de NSA (National Security Agency), Claro voit avant tout le ciel comme l’immense réceptacle de tout ce qui peut-être communiqué, et qu’enregistrent, dans une débauche de zèle prudentiel et de milliards de dollars, les services américains dont il est ici question. D’une plume dévastatrice, il nous brosse en quelques pages l’histoire de cette agence créée en 1952 par Harry Truman et qui, d’observatoire artisanal au service de «l’espionite à taille humaine», s'est mué, au fil de l’évolution et de la démocratisation des technologies de l'information et de la communication, en un dispositif stellaire aussi complexe que coûteux. Aux vieilles étoiles que suivaient les marins ont succédé, nous dit Claro, «des astres intelligents qui nous suivent». Oui mais voilà, la course est inégale, car le son va plus vite que le sens et devant cette orgie de paroles quotidiennes, Big Brother se trouve bien embarrassé. Ainsi, à défaut d’être impénétrables, les voies du ciel sont pour le moins encombrées, si l’on en croit cette remarque d’un employé du Pentagone repêchée par Claro : «Le monde entier est désormais connecté. Ce qui a des effets constipants». Autant dire qu’incapable d’exploiter avec l’ombre d’un début de pertinence tout ce qu’elle engrange, la NSA a néanmoins transformé le ciel antique en un «ciel poubelle où errent nos vœux moyennement pieux, non non-pensées, nos rots mentaux»…


De nombreux autres textes stimulants sont au rendez-vous. Claro nous offre quelques autres pages mordantes qui gravitent cette fois autour du voyage intersidéral de Laïka, la chienne que Kroutchev embarqua à bord de Spoutnik 2 pour un aller sans retour (Un court instant de chiennerie céleste). Jakuta Alikavazovic s’intéresse à la question du visible et de l’invisible à travers la figure de quelques astronautes célèbres (Astronautes fantômes). Stéphane Legrand et Catherine Decaix revisitent les plafonds du palais de l’empereur romain Septime Sévère sur lesquels celui-ci aurait fait peindre l’intégralité de son thème astral, à l’exception de cette partie de ciel correspondant à l’heure de sa naissance ; ce détail aurait en effet risqué de dévoiler à un œil avisé celle de sa mort (Vir sapiens dominabitur astris)...


On accordera encore une mention particulière au Partage du ciel, un texte dans lequel Hélène Gaudy rend un hommage émouvant au film Nostalgie de la lumière, du cinéaste chilien Patricio Guzmán. Dans ce documentaire, Guzmán dévoile la double quête paradoxale qui se joue au cœur du désert d’Atacama, vaste étendue aride qui s’étend au nord du Chili : celle des astronomes qui, depuis les observatoires implantés dans cette zone propice à l’observation du ciel, se livrent à une recherche avancée sur les constellations ; et celle des femmes cherchant les ossements des leurs, disparus sous la dictature de Pinochet et essaimés par les militaires dans la sécheresse du sol.


Dans ce florilège de textes, un principe appréciable a été retenu. Chaque écrivain, quelque soit la nature et le ton de son texte, cite ses sources lorsque sources il y a. Et l’on sera surpris de se souvenir que tout ne tient pas toujours dans la seule main de Wilkipedia. Mais la revue Inculte nouvelle formule, ne se limite pas aux productions du collectif. Dans la rubrique Rencontres un auteur spécialiste de la question à l’honneur est également convoqué. Il s’agit ici d’ Hubert Reeves dont une communication intégrale, Cosmos et créativité, suivie d’un entretien avec François Bon dans le cadre d’une conférence qui avait été organisée par le CERN, sont ici reproduits. Dernier volet, la réédition d’un texte du patrimoine (littéraire, scientifique, philosophique, …). On a droit pour ce premier numéro à un texte tardif qu’ Auguste Blanqui commença à écrire en prison, l’Eternité par les astres. Une réflexion cosmologique inattendue sous la plume du socialiste révolutionnaire et dont Jacques Rancière rappelait qu’elle avait inspiré à Nietzsche sa théorie de l’éternel retour.
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La soirée d’ouverture du festival Hors Limites aura également permis à ceux qui n’y avaient pas encore goûté de découvrir l’art de la définition acrimonieuse selon Stéphane Legrand. Le dictionnaire du pire, paru aux éditions Inculte en septembre 2010, aurait pu être le résultat d’une hybridation génétique et écrit à plusieurs mains par quelques parents proches de Desproges, Schopenhauer, Cioran et Coluche sans oublier deux ou trois académiciens sous prozac et extasie.

Et en live, ce n’est pas mal non plus. D’entrée de jeu on est prévenu, l’ouvrage adopte un point de vue radicalement pessimiste ou, pour être plus juste, sinistre. Ceux qui l’ont déjà lu savent que ce sinistre-là est également jubilatoire. Mais l’auteur rassure les autres : si le moral prend du plomb dans l’aile, on a prévu quelques prostituées lituaniennes pour la suite de la soirée. Dans ce dictionnaire le politique est souvent graveleux, le graveleux parfois politique mais tout est désastreux, c’est sûr. Rien ni personne n'échappe au fil de l’épée, homme, femme, enfant, famille, tyrans et républicains, valeurs sûres et sentiments douteux. Petit aperçu :


«Boucle d’oreille : partie de l’épouse qui bouge pendant le coït»


«Parents : responsables directs de votre existence. En attendant de nouveaux progrès de l’ingénierie génétique et du jusnaturalisme gay, leur nombre est limité à deux, de sexes aussi opposés que possible. Psychologiquement, les parents sont reconnaissables à cette obstination suspecte à vouloir vous nourrir, vous protéger du froid, de la canicule, de la crasse et de vos instincts naturels d’autodestruction. […]»


«Gaulle (Charles de) : Icône gay majeure du deuxième millénaire finissant, ce général un peu particulier s’est rendu célèbre pour avoir fui son pays après une défaite militaire – exceptionnel acte de bravoure méritant une promotion spectaculaire que, lucide sur ses propres mérites, il s’octroie aussitôt généreusement […]»


«Fellation : Autre nom du coït buccal, qui procure une intense satisfaction à la femelle de l’espèce. Le caractère hautement érogène de la zone buccale est affirmé par un nombre si considérable d’auteurs compétents du sexe masculin qu’il semblerait dérisoire d’élever le moindre doute sur la question. L’auteur chrétien du IIIe siècle Tertullien dans son De Virginitate l’assimilait à l’anthropophagie. L’érudit est autorisé à en déduire qu’à lépoque elles avalaient.»

«Staline (Josef Vissarionovitch Djougachvili, dit), np : Ancien séminariste géorgien devenu pilleur de banques du Parti dans la clandestinité, cet inventeur méconnu de la gestion des ressources humaines, accédant au pouvoir après avoir donné de l’argent aux bolchéviques dans le Caucase, leur a alors donné du travail en Sibérie. Sa longue et sanglante dictature ouvre dans l’histoire de la Russie une parenthèse épouvantable entre le règne meurtrier des Tsars et le régime sangunaire de Poutine […]»

Et j’en passe.

A l’issue de cette séance, les plus affectés par les vues acides de Stéphane Legrand ont pu se consoler, faute de la présence effective de prostituées lituaniennes, par quelques verres de blanc et/ou quelques verres de rouge, en attendant de poursuivre plus avant leurs lectures…

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A l’heure où notre gouvernement semble faire aussi peu de cas du budget de la culture que des collectivités locales et des projets qu'elles s'efforcent encore de défendre dans ce domaine, qu’il nous soit permis de faire un vœu. On espère que l’horizon culturel vers lequel chacun a également droit et besoin de porter son regard d’homo economicus, ne rejoindra pas trop vite, tel le ciel inaperçu de nos lointains aïeux d’après Jean-Marie Blas de Roblès, le silence des cavernes.





Inculte collectif, Le Ciel vu de la Terre. Editions Inculte. 2011 (publié avec le concours de l'association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis)

Stéphane Legrand, Le dictionnaire du pire. Editions Inculte. 2010.

Hors limites 2011, festival littéraire en Seine-Saint-Denis. Du 25 mars au 10 avril 2011.

Images : 1et 4 : photos personnelles.



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