dimanche 27 mars 2011

> INCULTE : la Seine-Saint-Denis à ciel ouvert

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Coup d’envoi, avant-hier soir, à la médiathèque Elsa Triolet de Bobigny, de l’édition 2011 de Hors limites, le festival littéraire de Seine-Saint-Denis organisé par l'association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis avec le soutien financier du département. Cette année, le collectif de la revue Inculte s’est étroitement associé au projet en endossant le rôle de conseiller littéraire dans la mise en place de la programmation. De beaux moments en perspective. La soirée d’inauguration fut aussi l’occasion, pour Mathieu Larnaudie, de présenter la nouvelle formule de cette revue qui, après vingt numéros et sept ans d’existence, se lance sur de nouveaux chemins et de nouvelles propositions. Inversion facétieuse du point de vue «arthusien» si célèbre, le titre du premier numéro contient à lui seul tout un programme : Le Ciel vu de la Terre rassemble une série de variations littéraires et philosophiques autour d’une entité qui nous est depuis toujours aussi proche que lointaine et qui donne prise à de multiples approches. Nous en aurons eu l’avant-goût par la lecture de quelques textes (dont le remarquable Never say anything de Claro) avant de rejoindre en sous-sol l’auditorium de la bibliothèque pour une séance polyphonique et joyeusement sinistre autour du Dictionnaire du pire de Stéphane Legrand.





«Les hommes lèvent peut-être depuis toujours les yeux vers le même ciel immuable mais ils ne voient jamais la même chose parce que leur regard ne s’arrête pas aux étoiles, il s’élève au-delà de leur scintillement monotone pour embrasser un monde.»


Cet avertissement de Jérôme Ferrari dans le premier texte du recueil, la Nuit d’Anaximandre, nous met au diapason : il n’y a bien de ciel que vu de la terre et, qu’il soit formule scientifique, symbole religieux, promesse de paix, menace, miroir du sens ou tableau divinatoire, le ciel a souvent plus à nous en dire sur les yeux qui le contemplent que sur lui-même.


Hypothèse à aller vérifier du côté de Jean-Marie Blas de Roblès, Jakuta Alikavazovic, Olivier Rohe, Julien d’Abrigeon, Pacôme Thiellement, Hélène Gaudy et quelques autres…


Manuel Blas de Roblès revient justement sur ceux qui semblent n’avoir jamais vu le ciel. Nos ancêtres des cavernes, comme en attestent de nombreuses peintures rupestres et notamment celles, foisonnantes, découvertes en Lybie au cœur du désert de l’Akakus, ont bien représenté leur environnement animal – aurochs, éléphants, rhinocéros, girafes… - mais on ne trouve rien qui évoquerait le soleil, la lune, les étoiles. Absence d’autant plus troublante qu’ils avaient sans doute beaucoup à attendre et à redouter du ciel.

«Rythme des saisons, tonnerre, foudres et tornades auraient dû les inspirer tout autant que les bêtes féroces qu’ils s’ingéniaient à fuir ou à capturer.»


C’est ce qui s’appelle, selon la belle formule de Blas de Roblès, «amortir le ciel».

Ce constat nous interroge en filigrane quant à ce que pourraient être aujourd’hui nos propres «amortissements». A croire que la teneur philosophique d’un objet est chose variable et qu’il existe peut-être, nous suggère Roblès, chez ces vaches dont Paul Valéry constatait gravement qu’elles regardaient le ciel sans voir les étoiles, quelque chose comme une métaphysique de la prairie…


Olivier Rohe se promène du côté des foudroyés. Reprenant à son compte certains passages éloquents d'un certain Caprices de la foudre de C.Flammarion, l’auteur de Un peuple en petit, s’amuse à expérimenter les effets supposés de ce phénomène naturel sur quelques personnages de son cru, interrompant tour à tour une carrière flamboyante, des amours idylliques ou un cortège funèbre, au cours d’une petite valse sarcastique menée sur le ton du fait divers.


Mathieu Larnaudie interroge quant à lui l’univers à l’ère de sa reproductibilité technique. S’appuyant sur des informations fournies par le CERN, mêlant récit et extraits de rapports scientifiques, il nous amène à penser le paradoxe que constitue la possibilité, aujourd’hui avérée, de produire artificiellement de l’univers. Le big-bang ayant pu être reproduit à petite échelle dans le cadre d’une expérimentation scientifique (grâce au LHC, l’accélérateur de particules le plus puissant du monde), nous sommes aujourd’hui passés d’une «nature naturante» à un «artefact naturant». Possibilité qui ouvre la voie à quelques doutes insondables et soudain bien fondés…


Dans La cosmologie comme cosmogonie de la littérature, Johan Faerber revient sur les trois moments historiques au cours desquels la littérature s’est trouvée progressivement désinvestie du ciel ou plutôt s’est faite le miroir d’un monde qui l’avait perdu de vue. Histoire d’un désastre, à comprendre comme perte de l'astre. Faerber revient d’abord sur le passage copernicien du géocentrisme à l’héliocentrisme qui ouvre la voie à un nouvel univers dans lequel le ciel a chuté sur la terre et dont la poésie baroque exprime le décentrement. Il approche ensuite la mort du ciel, cette mort que disent chacun à leur façon Mallarmé, Nietzsche, Baudelaire, résultat de la désagrégation d’un idéal qui nous plonge dans les ténèbres d’où la lumière ne sera plus qu’entraperçue. Et, plus près de nous, il nous entraîne enfin vers le blanc létal du ciel, vers cette période où le désastre n’est plus seulement littéraire mais littéral. Une ère où l’homme de l’après Seconde Guerre (marquée par la Shoah mais aussi par le ciel nucléarisé d’Hiroshima) se trouve alors livré à une nuit sans fin. Apogée d’une littérature du désastre où le ciel a disparu dans la nuit ou, ce qui revient au même, dans le trop plein de lumière d’Hiroshima.


Avec Never say anything , déclinaison ironique de NSA (National Security Agency), Claro voit avant tout le ciel comme l’immense réceptacle de tout ce qui peut-être communiqué, et qu’enregistrent, dans une débauche de zèle prudentiel et de milliards de dollars, les services américains dont il est ici question. D’une plume dévastatrice, il nous brosse en quelques pages l’histoire de cette agence créée en 1952 par Harry Truman et qui, d’observatoire artisanal au service de «l’espionite à taille humaine», s'est mué, au fil de l’évolution et de la démocratisation des technologies de l'information et de la communication, en un dispositif stellaire aussi complexe que coûteux. Aux vieilles étoiles que suivaient les marins ont succédé, nous dit Claro, «des astres intelligents qui nous suivent». Oui mais voilà, la course est inégale, car le son va plus vite que le sens et devant cette orgie de paroles quotidiennes, Big Brother se trouve bien embarrassé. Ainsi, à défaut d’être impénétrables, les voies du ciel sont pour le moins encombrées, si l’on en croit cette remarque d’un employé du Pentagone repêchée par Claro : «Le monde entier est désormais connecté. Ce qui a des effets constipants». Autant dire qu’incapable d’exploiter avec l’ombre d’un début de pertinence tout ce qu’elle engrange, la NSA a néanmoins transformé le ciel antique en un «ciel poubelle où errent nos vœux moyennement pieux, non non-pensées, nos rots mentaux»…


De nombreux autres textes stimulants sont au rendez-vous. Claro nous offre quelques autres pages mordantes qui gravitent cette fois autour du voyage intersidéral de Laïka, la chienne que Kroutchev embarqua à bord de Spoutnik 2 pour un aller sans retour (Un court instant de chiennerie céleste). Jakuta Alikavazovic s’intéresse à la question du visible et de l’invisible à travers la figure de quelques astronautes célèbres (Astronautes fantômes). Stéphane Legrand et Catherine Decaix revisitent les plafonds du palais de l’empereur romain Septime Sévère sur lesquels celui-ci aurait fait peindre l’intégralité de son thème astral, à l’exception de cette partie de ciel correspondant à l’heure de sa naissance ; ce détail aurait en effet risqué de dévoiler à un œil avisé celle de sa mort (Vir sapiens dominabitur astris)...


On accordera encore une mention particulière au Partage du ciel, un texte dans lequel Hélène Gaudy rend un hommage émouvant au film Nostalgie de la lumière, du cinéaste chilien Patricio Guzmán. Dans ce documentaire, Guzmán dévoile la double quête paradoxale qui se joue au cœur du désert d’Atacama, vaste étendue aride qui s’étend au nord du Chili : celle des astronomes qui, depuis les observatoires implantés dans cette zone propice à l’observation du ciel, se livrent à une recherche avancée sur les constellations ; et celle des femmes cherchant les ossements des leurs, disparus sous la dictature de Pinochet et essaimés par les militaires dans la sécheresse du sol.


Dans ce florilège de textes, un principe appréciable a été retenu. Chaque écrivain, quelque soit la nature et le ton de son texte, cite ses sources lorsque sources il y a. Et l’on sera surpris de se souvenir que tout ne tient pas toujours dans la seule main de Wilkipedia. Mais la revue Inculte nouvelle formule, ne se limite pas aux productions du collectif. Dans la rubrique Rencontres un auteur spécialiste de la question à l’honneur est également convoqué. Il s’agit ici d’ Hubert Reeves dont une communication intégrale, Cosmos et créativité, suivie d’un entretien avec François Bon dans le cadre d’une conférence qui avait été organisée par le CERN, sont ici reproduits. Dernier volet, la réédition d’un texte du patrimoine (littéraire, scientifique, philosophique, …). On a droit pour ce premier numéro à un texte tardif qu’ Auguste Blanqui commença à écrire en prison, l’Eternité par les astres. Une réflexion cosmologique inattendue sous la plume du socialiste révolutionnaire et dont Jacques Rancière rappelait qu’elle avait inspiré à Nietzsche sa théorie de l’éternel retour.
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La soirée d’ouverture du festival Hors Limites aura également permis à ceux qui n’y avaient pas encore goûté de découvrir l’art de la définition acrimonieuse selon Stéphane Legrand. Le dictionnaire du pire, paru aux éditions Inculte en septembre 2010, aurait pu être le résultat d’une hybridation génétique et écrit à plusieurs mains par quelques parents proches de Desproges, Schopenhauer, Cioran et Coluche sans oublier deux ou trois académiciens sous prozac et extasie.

Et en live, ce n’est pas mal non plus. D’entrée de jeu on est prévenu, l’ouvrage adopte un point de vue radicalement pessimiste ou, pour être plus juste, sinistre. Ceux qui l’ont déjà lu savent que ce sinistre-là est également jubilatoire. Mais l’auteur rassure les autres : si le moral prend du plomb dans l’aile, on a prévu quelques prostituées lituaniennes pour la suite de la soirée. Dans ce dictionnaire le politique est souvent graveleux, le graveleux parfois politique mais tout est désastreux, c’est sûr. Rien ni personne n'échappe au fil de l’épée, homme, femme, enfant, famille, tyrans et républicains, valeurs sûres et sentiments douteux. Petit aperçu :


«Boucle d’oreille : partie de l’épouse qui bouge pendant le coït»


«Parents : responsables directs de votre existence. En attendant de nouveaux progrès de l’ingénierie génétique et du jusnaturalisme gay, leur nombre est limité à deux, de sexes aussi opposés que possible. Psychologiquement, les parents sont reconnaissables à cette obstination suspecte à vouloir vous nourrir, vous protéger du froid, de la canicule, de la crasse et de vos instincts naturels d’autodestruction. […]»


«Gaulle (Charles de) : Icône gay majeure du deuxième millénaire finissant, ce général un peu particulier s’est rendu célèbre pour avoir fui son pays après une défaite militaire – exceptionnel acte de bravoure méritant une promotion spectaculaire que, lucide sur ses propres mérites, il s’octroie aussitôt généreusement […]»


«Fellation : Autre nom du coït buccal, qui procure une intense satisfaction à la femelle de l’espèce. Le caractère hautement érogène de la zone buccale est affirmé par un nombre si considérable d’auteurs compétents du sexe masculin qu’il semblerait dérisoire d’élever le moindre doute sur la question. L’auteur chrétien du IIIe siècle Tertullien dans son De Virginitate l’assimilait à l’anthropophagie. L’érudit est autorisé à en déduire qu’à lépoque elles avalaient.»

«Staline (Josef Vissarionovitch Djougachvili, dit), np : Ancien séminariste géorgien devenu pilleur de banques du Parti dans la clandestinité, cet inventeur méconnu de la gestion des ressources humaines, accédant au pouvoir après avoir donné de l’argent aux bolchéviques dans le Caucase, leur a alors donné du travail en Sibérie. Sa longue et sanglante dictature ouvre dans l’histoire de la Russie une parenthèse épouvantable entre le règne meurtrier des Tsars et le régime sangunaire de Poutine […]»

Et j’en passe.

A l’issue de cette séance, les plus affectés par les vues acides de Stéphane Legrand ont pu se consoler, faute de la présence effective de prostituées lituaniennes, par quelques verres de blanc et/ou quelques verres de rouge, en attendant de poursuivre plus avant leurs lectures…

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A l’heure où notre gouvernement semble faire aussi peu de cas du budget de la culture que des collectivités locales et des projets qu'elles s'efforcent encore de défendre dans ce domaine, qu’il nous soit permis de faire un vœu. On espère que l’horizon culturel vers lequel chacun a également droit et besoin de porter son regard d’homo economicus, ne rejoindra pas trop vite, tel le ciel inaperçu de nos lointains aïeux d’après Jean-Marie Blas de Roblès, le silence des cavernes.





Inculte collectif, Le Ciel vu de la Terre. Editions Inculte. 2011 (publié avec le concours de l'association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis)

Stéphane Legrand, Le dictionnaire du pire. Editions Inculte. 2010.

Hors limites 2011, festival littéraire en Seine-Saint-Denis. Du 25 mars au 10 avril 2011.

Images : 1et 4 : photos personnelles.



samedi 12 mars 2011

> Marie NDiaye : le linge sale

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Une fille qui vient rendre visite à ses parents longtemps après son suicide. Un instituteur, encore sous l’emprise délétère des siens, qui viole ses élèves et finit par disparaître comme disparaissent les anges. Un fils hanté par la voix d’outre-tombe de ses parents biologiques qui l’incitent à assassiner ceux qui l’ont adopté. Deux couples d’amis qui partagent et se cachent quelques vieux secrets où l’infécondité côtoie l’adultère. Voici les principaux personnages de la dernière pièce de Marie NDiaye, Les grandes personnes, en librairie depuis le 17 février. C’est dire là l’essentiel et c’est pourtant en dire peu, parce qu’il y a la langue de Marie Ndiaye. La façon dont sa phrase, âpre et soutenue, faussement classique, nous introduit dans un univers à la fois subtilement désaccordé, mais qui brasse pourtant les sucs les plus noirs du réel. On retrouve plusieurs des thèmes et démons qui lui sont chers, au premier rang desquels la famille, qui prend si souvent dans ses textes l’allure d’un étau intérieur, d’une bombe à retardement ou d’un lieu d’expérimentations sur la déshérence humaine. Certes le propos, toujours un peu décalé, n’est jamais directement psychologique ou sociologique et l’exercice sarcastique, fréquent dans cette pièce, garde toujours un arrière-goût d’étrangeté. Mais derrière ces dialogues légèrement dissonants, les ronces auxquelles on s’égratigne sont pourtant bien de chez nous.


Rudi et Eva ont eu une fille, une fille qui s’est éloignée d’eux et s’est donné la mort. Mais cette fille revient à présent les visiter et ils s’en confient à Isabelle et George, un couple d’amis de jeunesse. Isabelle ne leur cache pas qu’elle trouve ce drame enviable…

«J’aimerais moi aussi avoir une fille qui nous aurait quittés remplie de haine, une fille perdue pour nous et dont l’absence, durant de longues années nous aurait attristés, et puis qui reviendrait soudain nous hanter, sans qu’on sache si elle est vraiment là, si elle vit ou pas, ah oui, cela me plairait, c’est dommage.»

C’est qu’Isabelle n’a eu qu’un seul et unique fils, un fils dont son mari a souhaité se contenter pensant ainsi arracher plus facilement le foyer à sa «condition de pauvres jeunes gens coincés dans leur quartier navrant». Pourtant, ils n’ont pas vraiment échappé à leur médiocre condition, alors que Rudi et Eva, qui ont élevé deux enfants (leur fille et un fils adoptif), ont connu une ascension sociale exemplaire. Mais la machine se renverse encore car cette réussite, Rudi et Eva ne la goûtent guère. Ils semblent plutôt l’avoir payée de l’abandon de leurs enfants qui les ont condamnés à une existence de solitude et d’effroi, alors que le fils de George et d’Isabelle ne s’est quant à lui jamais séparé de ses parents. De la situation asymétrique des deux couples, Marie NDiaye tire d’entrée de jeu un miel vénéneux. L’amitié des quatre personnages est émaillée d’envies, de frustrations, de jalousies, de sourds reproches et ne semble survivre que grâce à un lot de souvenirs communs insipides et cruels qui les renvoient à une jeunesse partagée «dans la cité». Il n’y a pourtant aucun affrontement, aucun règlement de compte. Les paroles les plus violentes peuvent s’échanger sans que cela suscite aucune des réactions psychologiques que l’on serait en droit d’attendre dans la «vraie vie».

Le fils et la fille de Rudi et Eva, ombres semi-fantomatiques revenues hanter le bercail, se retrouvent quant à eux dans la pénombre de l’escalier qui mène à l’appartement familial. Leurs «retrouvailles» sont aussi l’occasion d’évoquer un passé trouble, de revenir sur les motifs respectifs qui les ont poussés à abandonner «les parents». La fille reconnaît avoir voulu les punir pour leur amour excessif :

«As-tu éprouvé, toi aussi, que l’amour de nos parents te garrottait et qu’il fallait les faire expier des espoirs qu’ils plaçaient en nous et des excès de tendresse dont ils nous accablaient et des objets qu’ils nous offraient ?»

Mais ce qui l’a poussée à partir et finalement à se donner la mort relève d’un mal plus profond, d’une sombre intuition, d’une blessure mystérieuse enfouie au plus profond d’elle-même.

«Malgré la joie, malgré l’amour, malgré l’abondance, l’excès de tout… Il y avait quelque chose de déplacé, de malvenu, quelque chose qui n’aurait jamais dû être et qui vivait, qui était là, en ma personne. Une faute avait été commise et s’épanouissait et ce n’était pas bien. Il fallait que quelqu’un soit puni et il m’a semblé que ce devait être moi.»

Ce malaise radical et confus, apparemment sans objet, s’éclairera pourtant dans les dernières scènes de la pièce.

Quant au fils, c’est à un autre type de combat intérieur qu’il a dû faire face :

«Oui, c’est à l’adolescence que j’ai commencé à les sentir se tortiller en moi, comme s’ils étaient soudain devenus trop gros pour ma poitrine, tous les deux, le père et la mère qui m’avaient mis au monde, et puis ils ses sont mis à parler.»

Les parents décédés ont alors pris la parole pour réclamer à titre de vengeance, de la main de leur orphelin, la mort du couple adoptant. Hanté en permanence par cet appel au crime, le fils a dû fuir pour protéger ceux qui l’avaient recueilli, pour ne pas risquer de se soumettre à l’injonction des fantômes qui l’habitaient. Des fantômes qui ont droit, au même titre que la fille revenante, au statut de personnage. Il sont «ceux qui logent dans la poitrine du fils» et vont faire à nouveau entendre leurs exigences criminelles, tel un chœur menaçant et obsédant. Cette voix intérieure sera bientôt entendue par d’autres, par la fille d’abord, puis par Eva et Rudi. Les morts et les vivants peuvent dialoguer et quelques réconciliations douces-amères finiront tant bien que mal par prendre forme. Dans la dernière scène, un échange attendri où pointe une ironie acide s’instaure entre les parents adoptants et «ceux qui logent dans la poitrine du fils». Une sorte de complicité trans-mortem... Les fantômes se souviennent des premières heures de vie de leur enfant :

«Quand il est né, deux petites dents lui avaient déjà poussé. Il n’a pas crié, il était heureux de voir le jour.»

Eva se souvient à son tour de ce fils devenu le sien, elle le revoit à l’âge où il confectionnait des pâtisseries... Rudi évoque le brave petit garçon qui faisait ses devoirs sans qu’il y ait jamais rien redire, le bon fils toujours plein d’attentions…

«Une fois, pour mon anniversaire, il m’a récité un poème qu’il avait composé lui-même. Mon bon petit papa, c’était le titre.»




Mais la figure la plus terrible de la pièce reste peut-être celle du fils de George et Isabelle, Lulu, qui se fait appeler «le maître» car il est instituteur… Son histoire s’entremêle à celle des autres « enfants » et en dessine une sorte de figure inversée. Le maître  est englué dans une relation de pathétique dépendance à ses géniteurs, qui lui vouent en retour une adoration aveugle et désastreuse :

«Je m’essuie soigneusement, comme maman me l’a enseigné, et jamais je n’utilise le papier parfumé qui est obscène car on ne doit pas mêler la violette à l’odeur du caca, de même qu’on ne verse pas de sang dans le lait crémeux ni de graisse animale dans l’eau claire. Je traite mon corps comme un bien inestimable »

De ce bien inestimable, comme du pouvoir que lui confèrent ses fonctions, le maître use et abuse en violant régulièrement ses élèves. Prenant parfois conscience des excès auxquels le conduisent ses pulsions, il réclame le secours de ses parents, qui ne l’entendent pas…

« Le maître : Papa, ai-je le droit de violer mes élèves de huit ans ?
George : Voilà que tu recommences. Il est temps que tu t’en ailles. Rentre dîner chez toi.
Isabelle : Ne reviens pas avant de t’être rincé la bouche de toutes ces saloperies »

Déni, aveuglement, écoute impossible…On pense à cette scène bouleversante de Happiness, le film de Todd Solondz, dans laquelle le psychiatre pédophile qu’incarne Gerry Becker tente de se confier à sa femme et lui murmure d’une voix nouée par l’angoisse : «Je suis malade». Confidence à laquelle elle répond, dans un demi-sommeil, en lui suggérant de prendre de l’aspirine…

Mais Marie NDiaye va plus loin et met en scène d’une manière radicale le déni collectif qui entoure les agissements du maître. Au cours d’une réunion de parents d’élèves où sont d’abord évoquées les affaires courantes de l’école, une mère se plaint que son fils a été violé à plusieurs reprises par l’instituteur. La femme, nouvellement arrivée, est immédiatement accusée de colporter des rumeurs malveillantes à l’encontre de Lulu, enfant du pays et pédagogue remarquable. L’aversion qu’elle suscite se développe rapidement et, dans un crescendo subtil, l’assemblée des parents finit par reconnaître le viol de leurs enfants comme une acte admissible et par exclure la mère de l’enfant.

«Nous pouvions bien, madame, considérer que de telles fantaisies ne sont pas si graves, tant qu’on s’abstient de les évoquer par des mots affreux. N’est-il pas plus important pour un enfant de savoir bien lire et bien compter et bien raisonner ? Plus important que de garder son petit corps intact ?»

Difficile de ne pas voir dans cette scène grinçante une forme de résurgence de la triste affaire dont Jean-Yves Cendrey avait fait le récit minutieux dans Les jouets vivants. L’histoire d'un instituteur pédophile soumis aux feux croisés de divers témoignages d’enfants et que seule la détermination isolée du compagnon de Marie NDiaye avait fini par pousser devant les tribunaux, qui reconnurent les faits et le condamnèrent lourdement. Une «histoire vraie» qui surprend plus encore par ce que l’on y découvre en matière de dénégation institutionnelle et par les conséquences qu’elle eut pour les deux écrivains. Même après la condamnation du prévenu, il leur fut reproché d’avoir sali l’image du village, et, menacés et mis en quarantaine par ses habitants, ils avaient fini par déménager… Cas exemplaire où la réalité excède la fiction la plus sombre…

Le maître sera directement confronté à la mère de sa victime, qui s’expliquera très calmement des raisons qui la poussent à l’appréhender :

«Il nous est apparu, à mon mari, cet homme pacifique, et à moi qui suis une femme bénigne, que c’était là un très grand crime, dont la gravité nous a même donné une sorte de vertige.»

Mais le maître ne semble concevoir de grand crime que dans les mots qui disent le crime. La criminelle est donc cette mère étrangère qui vient poser des mots sur ce qui aurait dû rester dans le non-dit et donc le non-existant.

«Ce qu’il s’est passé entre lui et moi, tant que ce n’est pas révélé demeure brumeux et flottant comme si nous savions avoir fait par quelque miracle le même rêve».

Refusant de jouer le jeu du pardon et de la contrition, le maître préférera prendre son envol aux trois quarts de la pièce, se transformer en oiseau, suivant ainsi la voie d’une métamorphose que l’on retrouve souvent dans l’œuvre de Marie NDiaye (La sorcière, Trois femmes puissantes). Il prend alors congé de la mère sur une tirade aux accents prophétiques :

«Et vous songerez alors aux jours heureux où rien encore n’avait été dit, où vous pouviez tranquillement par une chaude journée regarder le ciel au-dessus de vous sans craindre de le voir soudain assombri par la forme lourde du maître qui a pris son envol et parcouru des affreuses criailleries, du maître qu’aura déserté tout langage humain – et vous songerez aux jours bénis où les enfants n’osaient se plaindre de rien, car le cœur du maître là-haut sera libre tandis que la nostalgie et la mauvaise conscience rongeront le vôtre».

A travers ce chassé-croisé de destins défaillants et de portraits au vitriol où s’entrecroisent les voix des morts et des vivants, Marie NDiaye signe ici, dans ce style qu’elle travaille au corps de livre en livre, une pièce féroce et percutante aux accents de comédie familiale dévoyée et de tragédie grecque.

Les grandes personnes est actuellement représenté au Théâtre de la colline dans une mise en scène de Christophe Perton.













Marie NDiaye, Les grandes personnes. Gallimard. 2011.

Images : 1) Linge (source) / 3) Ange (source) / Marie NDiaye (source)