dimanche 20 février 2011

> Un olivier dans l'oreille




















L’histoire se passe aujourd’hui en Israël. Un père de famille en surpoids, suite à maints régimes aussi inefficaces que contraignants, se soumet à une ultime prescription diététique : une alimentation exclusivement constituée d’olives. Après avoir failli s’étrangler avec un noyau, il devient soudain le terreau d’une germination inattendue : un olivier prend racine dans son oreille et commence à y grandir. Phénomène a priori aussi inexplicable que le Big Bang lui-même, cette troublante poussée auriculaire soulève  bien des questions qui conduiront même l’infortuné papa et sa famille jusque dans les territoires occupés, de l’autre côté d’une frontière qui semble avant tout inscrite dans les mentalités.

Bienvenu dans Little Big Bang, le second roman de Benny Barbash, dont la traduction est récemment parue aux éditions Zulma. Comme dans son premier récit, My First Sony, qui avait créé la surprise sur la scène littéraire israélienne aussi bien qu’en France, le narrateur est un enfant. Et l’on retrouve dans son regard ce cocktail détonnant de naïveté et d’ironie par lequel l’écrivain parvient, ici encore, à brosser une irrésistible satire de sa société. Une satire qui glisse cette fois sur le terrain de la fable et tisse une allégorie drôle et corrosive dont la morale reste à méditer.


 

 
Le sens de l’autodérision communautaire n’est certainement pas une vertu qui fait défaut à Benny Barbash. Il concentre au cœur d’une famille d’aujourd’hui toutes les peurs, les névroses et les préjugés qu’il semble pouvoir glaner autour de lui, pépites amères et cocasses dont il avait déjà parsemé son premier roman. Tout y passe. De la Shoah à la menace nucléaire iranienne, de l’angoisse du terrorisme aux représentations du monde arabe, l’écrivain n’épargne rien à ses personnages. La première génération est prioritairement incarnée par le grand-père paternel et la grand-mère maternelle qui se querellent à tout bout de champ et développent sur le monde qui les entoure, le présent et le passé de la communauté juive, des visions aussi radicales que contradictoires. Lui est un astrophysicien d’esprit scientifique et positiviste ; elle, s’appuyant notamment sur son passé de rescapée de la Shoah, défend au contraire avec ferveur l’existence des miracles. Les querelles vont bon train et lorsque la grand-mère trouve que ce beau parleur a bon dos de mettre en avant des raisonnements logiques au sujet du génocide (dont l’un d’entre eux consiste à lui demander comment il se fait, qu’en guise de miracle, six millions d’être humains aient pu périr) alors que lui «était ici» et n’a pas connu la déportation, l’aïeul ne renonce jamais à ses convictions profondes : «Là où prévalent les lois de la physique, il n’existe aucun miracle, seulement des faits».

La seconde génération, celle des parents, semble avant tout travaillée par une mémoire qui lui échappe et alimente une vogue de la thérapie collective dont les enjeux apparaissent parfois, sous la plume de Benny Barbash, comme imposés de l’extérieur :
«Les psychologues expliquèrent aux participants que leurs vies étaient entièrement fichues, même s’ils ne s’en rendaient pas compte, et qu’ils étaient tous tristes et déprimés quand bien même ils se croyaient heureux, car la souffrance de leurs rescapés de parents leur rongeait le cerveau.»

Sujets sensibles s’il en est*, que Benny Barbash fait néanmoins le choix d’aborder avec distance et une certaine dose de dérision. Lorsque le père invite sa mère à évoquer ses souvenirs de déportation, ils finissent par sangloter dans les bras l’un de l’autre, «[…] alors que durant toute son enfance elle ne l’avait jamais touché. A l’exception des sévères raclées qu’elle lui avait administrées». Expérience aux résultats impressionnants qui va être également conduite du côté de la lignée maternelle : «Sauf que dans notre cas, personne ne versa une larme ni ne s’embrassa. Les participants de notre atelier familial ne discutèrent pas toujours très poliment, et de temps à autre les rescapés se faisaient copieusement engueuler par les non-rescapés et inversement.»

Le raccord avec le présent se fera pourtant, au cours de ces discussions, mais de manière houleuse. Refusant d’accorder une quelconque vertu pédagogique au récit éventuel de son vécu concentrationnaire, la grand-mère maternelle argue que les événements de la Shoah ne sauraient se reproduire car ils appartiennent à une époque révolue où les Juifs ne possédaient pas encore d’Etat qui pût les protéger et où ils étaient détestés. Ce à quoi le grand-père paternel rétorque qu’il ne constate pas que l’on se soit «entiché» d’eux depuis, et que la concentration de tant de Juifs sur un même territoire constitue plus un risque qu’une sécurité. Les efforts déployés durant la Seconde Guerre Mondiale pour mettre la main sur les Juifs des quatre coins d’Europe seraient aujourd’hui largement facilités :

«Ce genre de problème n’existe plus de nos jours, car nous sommes tous plus ou moins rassemblés au sein d’un camp de concentration de taille moyenne, bordé d’un côté par un mur géant, sorte de poignard divisant en deux le cœur du pays, et de l’autre par la mer. Sans parler de la bombe nucléaire qu’Ahmadinejad nous enverra sur la tête. Tout le pays sera transformé d’un coup en un immense four crématoire avec des températures que la société Topf et Fils, conceptrice des fours crématoires d’Auschwitz, n’avait jamais espéré atteindre dans ses rêves les plus fous.»

Benny Barbash entre avec un humour irrévérencieux au cœur des questions les plus graves et agite avec fracas les fantômes du passé. Mais ce sont aussi les aberrations politiques, les craintes de chacun et les discours paranoïaques, que brasse la prose sarcastique de l’écrivain. Autant de sujets ressassés en permanence par des médias qui, dans Little Big Bang, apparaissent comme une source d’alimentation permanente  des peurs et des clichés. Peut-être n’est-ce pas gratuitement que la parole de ce récit est portée par un enfant, symbole d’une troisième génération par laquelle seule pourrait peut-être émerger une vision nouvelle et distanciée de la sociéte.




 
Mais ces préambules se recentrent bientôt sur l’histoire singulière du père. Complexé par un embonpoint que sa famille et en premier lieu sa femme semblent pourtant accepter, celui-ci se lance sur la voie sans fin des régimes miracles généralement consignés dans des ouvrages au titre accrocheur dont Benny Barbash réinvente pour nous une liste savoureuse : Comment maigrir en mangeant de tout, Comment grossir en restant mince, Comment perdre un kilo par heure… Après diverses rechutes, le père obèse adoptera finalement, sur les conseils avisés d’un dernier marchand de sommeil, une alimentation exclusivement composée d’olives. Cette étape va marquer pour lui le début de souffrances plus vives que celles occasionnées par l’excès de poids. Au lendemain d’un repas au cours duquel il a manqué s’étouffer avec un noyau, sa femme remarque qu' «une sorte de mèche» dépasse de son oreille. La mèche gagne en taille, se fait bientôt plus visible et force est de constater qu’un minuscule olivier a pris pied dans l’oreille paternelle.
«Maman se tut un long moment, en réfléchissant à la formulation la plus délicate possible et finit par dire : "tu as remarqué qu’un olivier sort de ton oreille ?"»

Passé le désappointement, le père se soumet à diverses auscultations, observations et analyses qui n’aboutissent à aucune forme d’explication rationnelle ni à aucune perspective de solution. La grand-mère a bien entendu parler d’ «influence génétique par solution ou suggestion» mais on n’a beau rechercher quelques porteurs de tares généalogiques, rien ne s’apparente à ce phénomène. Le grand-père se trouve quant à lui embarrassé, le cas à traiter lui semblant relever de disciplines aussi éloignées que l’agriculture et l’oncologie… Le père n'aa pas plus de chances avec les médecins. Quand il va consulter le docteur Irena Overman, celle-ci se trouve agacée de ne pas être décemment en mesure de lui diagnostiquer une grippe :

«"Mais quel est votre problème ?" s’impatienta le médecin, qui depuis le matin avait déjà persuadé dix-sept patients qu’ils étaient atteints de la grippe. Elle-même était convaincue que les douze suivants, qui attendaient à l’extérieur, en souffraient également. Elle n’avait vraiment pas besoin d’un enquiquineur qui déboulait en plein milieu, perturbant le beau rythme de consultation qu’elle maintenait depuis le début de la journée grâce à un diagnostic imparable.»

Un ORL localisera bien les racines de l’arbre dans le palais du patient mais s’avouera démuni pour traiter son cas. Le pauvre homme passe ainsi entre les mains de nombreux spécialistes mais ni la médecine conventionnelle ni la médecine alternative ne semblent pouvoir venir à bout de ses peines. Un neurologue arabe finit par l’orienter vers son oncle, Husseini Abu Rudjum, qui n’est pas un médecin, mais le plus grand spécialiste de la culture des oliviers…

Ce passage en «territoire ennemi» est d’abord digne de certains épisodes de Tintin au Congo et Benny Barbash s’en donne à cœur joie en nous présentant tout un échantillon des stéréotypes que la petite famille a emporté dans sa besace. Mais le moment crucial de ce récit drôle est mordant est sans conteste l’échange qui s’ensuit avec le cultivateur arabe, qui a connu plusieurs cas semblables à celui dont souffre l’homme qu’il a devant lui et en a tiré quelques leçons de sagesse.

«L’olivier est un arbre têtu, qui s’agrippe à la moindre crevasse. On peut à la rigueur en venir à bout lorsqu’il est en terre, mais lorsqu’il monte à la tête de quelqu’un, le problème devient insoluble.»

Il ne reste dès lors plus qu’à composer avec cet arbre indéracinable car s’efforcer de s’en débarrasser revient à s’exposer à des issues plus redoutables que Abu Rujum expose au papa médusé…

Ce n’est pourtant pas la voie que ce dernier suivra et la fin du roman lui réserve encore quelques désagréments. Au cours d’une cérémonie de plantations d’arbres dans une zone militaire qu’un groupe de militants orthodoxes veulent rattacher ainsi à la terre sainte d’Israël, le «père à l’olivier» aura la mauvaise idée de s’assoupir, oreille contre terre et d’y prendre définitivement racine…

Benny Barbash manie avec verve différents registres. Il mêle les épices de l’humour juif à des effets qui relèvent de la comédie de mœurs (on pense notamment aux échanges et querelles entre le père et son épouse) mais déploie surtout une inventivité tout à la fois burlesque et philosophique. L’olivier, symbole d’une paix que l’histoire du Moyen Orient a rendu ironique, est aussi la ressource partagée des Palestiniens et des Israéliens. Elle fait par ailleurs souvent, sur ces territoires, l’objet de gestes dont la portée est politique : on pense bien sûr aux oliviers plantés par les colons mais aussi aux champs d’oliviers palestiniens incendiés par les groupes d’autodéfense. Derrière cette satire aux allures de conte, son discours critique à l’encontre de la politique expansionniste d’Israël ne fait pas de doute. Mais c’est plus largement le rêve d’une cohabitation réussie qui donne à ce roman cocasse et savoureux toute sa hauteur et sa résonance. La morale, s’il en est une, se résume à ces quelques mots simples qu’Abu Rujum veut faire entendre à son interlocuteur :

«Apprendre à vivre avec l’arbre, exactement comme l’arbre apprend à vivre avec vous.»

* Voir notamment, sur la question de la mémoire de la Shoah chez les enfants de la deuxième et troisième génération, les ouvrages de Marianne Rubinstein : Tout le monde n'a pas la chance d'être orphelin et Maintenant c'est du passé.




 
 
 
 
 
 
 
Benny Barbash, Little Big Bang. Zulma. 2011.
 
 
Images : 1) Colonie en Cisjordanie (source) / 3) Culture de l'olive en Palestine (source) / 4) Olives incendiées, Palestine (source)

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