mardi 15 juin 2010

> Paix - Richard Bausch




Richard Bausch fait partie de ces grands écrivains américains encore mal connus du public français. Méconnaissance que Frédéric Vitoux , dans un article du Nouvel Obs d’octobre 2009, attribuait au fait que cet auteur ne correspond à aucun des deux archétypes qui caractériseraient un grand écrivain américain aux yeux des lecteurs français : être alcoolique et résider dans le Montana, ou être new-yorkais, vieillissant et empêtré dans ses affaires de sexe. Au-delà de ce constat polémique force est de constater que la critique française semble s’être assez peu penchée sur un écrivain dont l’œuvre réserve pourtant de belles surprises.

La traduction de son dernier opus, Paix, est parue chez Gallimard en 2009. Ce texte de moins de deux cents pages met en scène une sorte de huis-clos à découvert, sur fond de débâcle italo-allemande dans le Mont Cassin de 1943. On ne trouvera, sur le fond, rien de radicalement neuf dans ce récit. La peur de la mort, l’angoisse de l’attente, la question de l’innocence et de la culpabilité sont quelques unes des interrogations qui alimentent la littérature moderne lorsqu’elle s’empare de la guerre. Autant de motifs que l’on retrouve dans Paix. Pourtant, le texte de Richard Bausch, par son extrême tension, sa construction maîtrisée, son mélange de réalisme cru et de descriptions qui rendent palpables le décor oppressant qui enserre les personnages, renoue de manière brillante avec une certaine forme de récit de guerre.

 



L’arrière plan historique est celui de la campagne d’Italie durant l’hiver 1943.
Bref rappel : les forces anglo-américaines débarquées par le Sud de l’Italie, ont déjà fait tomber Naples et entamé, sous le commandement du Général Clark, une lente progression vers Rome. Les fascistes italiens ont baissé les bras et l’armée allemande recule mais mène, dans cette retraite, la vie dure aux forces alliées. A partir de décembre 1943, l’un des enjeux de la progression alliée devient la percée des sommets encore occupés, dans les Abbruzes, par les forces allemandes. Les combats dans cette région montagneuse d’Italie en plein hiver éreintent peu à peu les troupes anglo-américaines. La prise définitive de ces positions ne pourra finalement s’effectuer qu’avec le renfort des tirailleurs marocains et des troupes françaises du général Juin. Cet épisode, généralement moins mis en lumière que d'autres dans l'histoire de la Seconde Guerre Mondiale s'est avéré coûteux en énergie et en vies humaines pour les américains (plus de détails ICI et ICI).

De cette tranche d’histoire Bausch ne tire aucune analyse, mais retient quelques éléments importants pour la construction de son récit. La défaite allemande est donnée comme certaine, elle n’est plus qu’une question de temps. De ce fait, la mission confiée aux protagonistes de Paix est une mission sans gloire réelle et dont les enjeux n’apparaissent plus clairement à ceux qui doivent l’exécuter. La fatigue, l’épuisement des soldats engagés dans ces combats est également une donnée saillante du texte. Autre point qui prend toute son importance : l'indigence des populations civiles italiennes, paysans exsangues ballottés par les rebondissements de la guerre et qui semblent souvent dépassés par le cours de l’histoire. Certains passages et certains personnages secondaires du roman de Bausch font écho au tableau de la libération de Naples vue par Malaparte dans La peau.

Venons-en à l’histoire. Tout commence par un dérapage qui collera à la peau des personnages durant toute la suite de leur périple. Une patrouille inspecte une charrette conduite par un paysan italien et découvre sous son chargement de foin un officier allemand et une prostituée italienne. Echange de coup de feux, l’officier allemand tue deux soldats américains avant d’être abattu par le caporal Marson, le personnage principal du roman. L’italienne invective alors violemment les soldats qui l’encerclent, lorsque se produit l’"événement".

« La pute, ruisselante, sale, l’air malade, vêtue d’une veste d’officier sur une jupe marron, ne parlait qu’allemand, et elle continua à les agonir d’injures, en gesticulant et en tentant de frapper McCaig et Joyner, qui la retenaient. Le sergent Glick examina Hopewell et Walberg, s’assura qu’ils étaient morts, puis s’approcha d’elle, appuya le canon de son fusil contre son front et tira. Le coup de feu la fit taire. Elle s’écroula dans les hautes herbes humides qui bordaient la route et on ne vit plus que ses mollets et ses pieds. »

Instant de folie ? Crime de représailles ? Ce geste que le sergent justifie maladroitement et masque en accident lors du rapport qu’il en fait un peu plus tard transforme les témoins en légataires d’une faute qui va peser sur le cours de leur histoire. La question du Mal est centrale et traverse dès lors le récit de part en part. Cette scène initiale sera ressassée et les personnages la reprendront à leur compte pour tenter d’expliquer l’inexplicable calvaire qu’ils devront endurer durant leur mission.

Si cette dimension expiatoire est fortement présente dans le texte, elle est le plus souvent le fait d’une interprétation des personnages qui cherchent à donner du sens à ce qui  semble ne plus en avoir. Cette culpabilité ressentie n’appelle, chez Bausch, aucune forme de discours moral. Sa vision de la guerre passe d’ailleurs plus souvent par des détails que par des scènes spectaculaires. La douleur physique, souvent décrite avec beaucoup de précision, est d’abord appréhendée par le petit bout de la lorgnette : ampoules, engelures, démangeaisons,  autant de petites souffrances lancinantes qui font le quotidien des soldats dans leur marche vers le Nord mais disent déjà toute l’horreur de la guerre :

« Tous souffraient de traumatismes mineurs, conscients du désastre d’être là, parmi tous les endroits du monde. »

Le cours du récit se resserre rapidement autour de trois personnages, Marson, Joyner et Asch et de leur mission : atteindre le sommet d’une colline (qui se révèle rapidement être une montagne) afin de rendre simplement compte des positions qu’ils pourront observer sur l’autre versant. Cette mission semble d’entrée de jeu comporter des périls disproportionnés au regard des résultats attendus. Les trois hommes emboîtent pourtant le pas à un vieux paysan italien appréhendé sur la route et sommé de leur servir de guide. Celui-ci inspire des sentiments mitigés aux trois américains. Si Joyner s’en méfie et le soupçonne de renseigner les allemands, Marson semble d'abord lui accorder sa confiance.

L’ascension des quatre hommes prend la forme d’une lutte physique sans merci contre la montagne et contre les aléas d’un climat qui contrevient à toutes les images d’Epinal d’une certaine Italie vue de loin… Dès les débuts du roman, ce stéréotype fait d’ailleurs l’objet d’une facétie collective :

« L’Italie radieuse, comme l’appelait John Glick en éructant les mots : c’était la blague qui courait sur tout le front. »



La pluie incessante, la boue, la neige, le froid scandent sans cesse le récit de cette avancée. Richard Bausch décrit cette ascension sans emphase mais sans omettre aucun des obstacles qui doivent être surmontés à chaque pas. La montagne devient un personnage à part entière :

« C’était laborieux. La côte devenait de plus en plus raide et le sol était glissant, couvert d’un épais lit d’aiguilles de pin, de boue et de feuilles mortes. Ils devaient le creuser à la pointe de leurs bottes pour s’assurer une prise. »

« Il faisait presque complètement nuit. Le froid était sur eux, une morte immensité. Comme ils évoluaient à travers une pellicule de glace, toujours en montée, alourdis par la ceinture et le paquetage, les cartouchières et les grenades, dérapant, suffoquant, suivant le vieil homme, qui semblait rajeunir à mesure qu’il mettait de la distance entre lui et sa route »

« Ils montaient sans rien voir, sinon l’inclinaison du sol où ils posaient les pieds – l’angle brutal que formait la terre, avec ses plis, ses branches cassées, ses crevasses de boue et de feuilles pourrissantes, et Marson ne cessait de regarder derrière lui pour vérifier qu’ils suivaient ».

« Ils restaient à couvert autant que possible : la neige saupoudrait les troncs d’arbres d’un seul côté, celui d’où venait le vent, qui soulevait un nuage aveuglant et leur piquait le visage. »

La lutte est aussi un combat contre la peur de l’ennemi invisible, des tirs embusqués et contre les doutes qui les assaillent. Sont-ils perdus, sont-ils observés par d’invisibles snipers, l’homme qui les accompagne leur ment-il, connaît-il seulement le chemin, les conduit-il à leur perte ?

Cette incertitude concernant les motivations du vieil italien ou son degré de connaissance de la montagne passe aussi par des zones d’ombres linguistiques. Bausch restitue très bien ces hésitations au cours de dialogues tâtonnants où l’italien se mêle à l’anglais et où chacun essaie de comprendre l’autre, de décrypter ses intentions.

La tension dramatique qui porte ce court roman passe aussi par quelques événements forts et isolés. La découverte du cadavre d’un soldat allemand. ; une interminable série de coups de feu réguliers signalant une exécution dans un village voisin ; le fauchage de Asch, atteint par un tir non identifié… Mais chacun de ces événements semble être source de confusion dans un univers où plus rien n’a de réelle stabilité. L’allemand a-t-il été abattu, a-t-il déserté, est-il mort de froid ? Les coups de fusils du village voisin signalent-ils l’exécution sommaire des juifs du village d’Angelo, comme celui-ci l’affirme avec désespoir et colère ? Pour ce qui est de l’homme qui a tiré sur Asch, on pense d’abord à un sniper allemand avant que Marson ne découvre qu’il s’agit en fait d’un Italien. Mais ce tireur était-il un sympathisant fasciste ou un brigand tentant de survivre dans la montagne ?

Seule certitude, celle de la mort qui peut survenir à tout instant. Ainsi, la lente agonie de Asch que seul un flot de paroles échangés avec ses camarades semble maintenir en vie contraste avec le traitement militaire de son décès, que constate et règle sans s’embarrasser de manières un infirmier du bataillon.

« Il lui frappa la poitrine trois fois, posa la joue sur son thorax. Et puis il se redressa : « fini pour lui. » Il plongea la main sous la chemise humide, arracha les plaques d’identification, en fourra une dans la bouche d’Asch et donna un coup de poing dans le menton pour la coincer entre les mâchoires ».

La fin de la mission et la réintégration du bataillon marquent en effet le retour à un monde de règles strictes qui ne tolère aucun doute. Marson reçoit alors l’ordre d’exécuter Angelo dont on découvre, après l’avoir fouillé, qu’il est probablement un espion à la solde des Allemands… Mais qui sont les vrais ennemis dans un monde où règne la peur et où chacun cherche à sauver sa peau ? La dernière scène, qui fait écho au crime du premier chapitre, offre alors à Marson une maigre occasion de rachat.

Le roman de Richard Bausch, en vingt-quatre courts chapitres où chaque mot est pesé, trouve un équilibre parfait entre le récit de cette ascension (qui évoque plutôt une descente aux enfers conradienne), quelques brèves parenthèses sur le passé de chaque personnage, des moments narratifs, d’autres plus introspectifs et des dialogues nerveux et tendus.

La littérature avait déjà probablement tout dit de l’absurdité de la guerre, de la déréliction où elle plonge les hommes, des doutes et des peurs qu’elle engendre. On a pourtant un peu l’impression, avec ce roman de Richard Bausch, que tout restait à dire. L'une de ces illusions que produisent fréquemment les bons livres…















Richard Bausch, Paix. Gallimard. 2009. Traduit de l'américain par Jamila Ouahmane Chauvin.

Images : Peinture rupestre bochimane (courrier international) / Archives bataille Monte Cassino / Richard Bausch




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire