lundi 26 avril 2010

> Ruth Klüger : passages en force (2)













L’émigration et l’installation de Ruth Klüger aux Etats-Unis en 1947 inaugurent le second grand volet de sa vie. Période racontée dans la quatrième partie de Refus de Témoigner et dans son second récit autobiographique, Perdu en chemin . Une période que caractériserait assez mal l’expression de « calme après la tempête ». La jeune fille, rescapée des camps, va devoir surmonter tout à la fois les fantômes de son passé et la situation peu reluisante qui lui est a priori réservée dans la société américaine de ces années-là.

C’est d’abord le passé, donc, qui semble reprendre rapidement ses droits. L’éloignement de l’Europe, la disparition de la menace perpétuelle vécue durant toutes ces années, produisent un effet de ressac dont la fille comme la mère feront les frais.
« Ma pire maladie infantile n’a pas été la varicelle mais la peur de la mort, ce sentiment d’être enfermée dans une cage qui, à New-York, s’est inversé en son contraire, la tentation de la mort à travers la dépression. Car le passé s’est vraiment ranimé et il s’est étendu comme un désert derrière moi. Nous avions été comme les cavaliers sur le lac de Constance ne voyant qu’après coup la masse d’eau qui a failli les engloutir. »

Il lui faudra donc trouver une posture adéquate pour éviter d’être submergée par ce retour en force du vécu sans toutefois renoncer à le revendiquer comme sien. Car elle doit aussi affronter une tentative de biffure de son passé. Sa tante américaine lui conseille vivement de « passer l’éponge » et de repartir à zéro. Sur les bancs de l’université on trouve souvent indécent qu’elle puisse « exhiber » le matricule tatoué sur son bras. Elle découvre également avec stupeur que dans l’après-guerre, certains corps de métiers, pour des raisons pseudo-scientifiques, sont fermés aux anciens déportés. Impossible par exemple, lorsque l’on a été détenue à Auschwitz, d’intégrer une école d’infirmière dans l’Amérique des années 50…
Pour ce qui est des ses premières perspectives « américaines », son retard scolaire (dû aux années de déportation) et sa situation linguistique (elle ne parle pas anglais à son arrivée) semblent d’entrée de jeu réduire considérablement le champ de ses possibles. Trouver un travail nécessairement peu qualifié, voire une formation professionnelle et à terme un mari sont à peu près les seuls encouragements qui lui sont prodigués par sa lointaine famille américaine. Contre toute logique et soutenue par sa mère, la jeune fille, travaillant d’arrache-pied, parvient pourtant à intégrer un « College ». Première immersion qui lui vaut de découvrir le cloisonnement quasiment institutionnel qui sépare les deux sexes. Elle est en effet admise au «Hunter college», qu’elle décrit comme le pendant féminin du «City College of New York». La différence d’orientation est pourtant flagrante :
« Les étudiants du CCNY étaient ambitieux et résolument tournés vers l’avenir. Ils se préparaient à une véritable carrière. Chez nous, on pouvait choisir comme matière principale « home economics », une « matière » qui préparait les étudiantes à l’économie ménagère et à la maternité »

C’est à cette époque que les étudiantes désireuses d’accéder à des études doctorales se voient parfois gratifiées de répliques telles que celle-ci, servie à une amie de Ruth Klüger :

« Pourquoi avez-vous besoin d’un doctorat ? Vous n’êtes pas mal faite ! »

Remarque à prendre bien sûr comme un compliment…

Nous sommes dans les années cinquante, le mouvement féministe américain ne prendra son essor que dans le courant des années soixante, et Ruth Klüger comprend dès le début de son séjour et de sa scolarité que le grand pays de la liberté fait assez peu de cas des femmes qui prétendent se déployer ailleurs que dans l’ombre des hommes. Ce sexisme déjà éprouvé dans le cadre des traditions familiales et religieuses sera également au cœur, au-delà de ses années de jeunesse, de toute son expérience professionnelle dans le milieu universitaire américain. Etudiante à Berkeley elle découvrira à quel point les préjugés antiféministes sont  ancrés dans le pays, vivaces même dans le creuset de la « beat generation ».



Son expérience des hommes, tant sur le plan privé que professionnel, est avant tout marquée par la perception d’une répartition des rôles et de règles implicites qu’elle ne parviendra jamais à accepter.

Son mariage à un doctorant en histoire se soldera lui aussi par un échec et cette union malheureuse ne fait que répéter une histoire familiale lointaine (fuite du père, disparitin du frère) où la figure de l’homme fait toujours défaut, se dérobe à tout soutien et n’endosse finalement jamais le rôle de l’adjuvant. La maternité est vécue et assumée dans la plus grande solitude (parfois même contre l’alliance du mari et du médecin, prêts à décider d’une interruption de grossesse sans consulter la principale intéressée). Ruth Klüger divorce, démultiplie les activités professionnelles, donne des cours, travaille comme «bookmobile lady» en arpentant la ville au volant d’un bibliobus et finit par obtenir, dans les années soixante, un poste d’assistante à l’université de Cleveland. Elle part donc s’installer seule avec ses deux fils dans l’Ohio au cours d’un voyage aux allures de road movie…

Parvenant tant bien que mal, à force de volonté et grâce à quelques rares appuis, à déjouer les inerties et les mauvaises volontés, Ruth Klüger finira par être reconnue comme l’une des plus éminentes germanistes du milieu universitaire américain. Elle enseignera six ans à Princeton et deviendra également docteur honoris causa de l’université de Göttingen où elle intervient fréquemment comme professeure invitée. Mais il ne faut pas s’y tromper : derrière l’histoire aux apprences banales d’une carrière brillante et parsemée d’embûches, Ruth Klüger nous brosse l’histoire d’un long combat et nous fait entrer, par le prisme du microcosme universitaire, dans les coulisses de la société américaine.

La voie professionnelle dans laquelle elle s’engage l’amène également à se confronter à une autre difficulté : les départements de germanistique sont assez fréquemment dirigés par des mentors dont le rapport à l’histoire du génocide juif est dans le meilleur des cas ambigus… Ruth Klüger se souvient par exemple de ce professeur d’histoire de la langue allemande n’hésitant pas à transmettre des informations objectives, à quelques ellipses près...

« Un linguiste du nom de P., dont nous devions suivre le cours d’histoire de la langue allemande, nous expliqua que le yiddish était la langue maternelle de millions de Juifs de l’Est (j’ai oublié à combien de millions de juifs il la concédait). Le fait que ces Juifs soient morts, qu’ils aient été assassinés, semblait lui avoir échappé. Cela ne m’avait pas échappé, à moi, mais j’ai tenu ma langue, et avec le recul, je pense avoir bien fait, car quelqu’un qui a oublié le génocide ne doit pas être bien disposé envers les Juifs vivants ».

Ruth Klüger connaîtra également des professeurs qui, dans ces départements, refusent systématiquement d’accueillir dans leurs cours des étudiants qu’ils savent être juifs. Plus tard, plusieurs de ses collègues s’étonneront de ce qu’une femme juive qui plus est ancienne déportée puisse s’intéresser à ce point à la "grande littérature allemande", comme s’il s’agissait là à leurs yeux de deux éléments inconciliables… Certains n’hésiteront pas à chercher à l’en dissuader ou à lui mettre des bâtons dans les roues. En cherchant à trouver sa place dans des départements largement dominés par des hommes (les chaires s’y transmettent de manière presque indérogeable d’homme à homme…) et où une certaine forme d’antisémitisme fait parfois autorité, Ruth Klüger fait pour le moins figure d’électron libre et s’adonne à nouveau à l’art du passage en force…

Sa vie durant, elle aura donc eu à tout à la fois à affirmer sa place en tant que femme et à affronter différentes formes d’antisémitisme, de sa manifestation la plus violente et directe durant la seconde guerre mondiale à ses résurgences et permanences multiples, bien des années plus tard, dans les milieux universitaires des départements germanistes américains et allemands ou dans la bourgeoisie intellectuelle viennoise. Malgré ses réserves concernant la place faite aux femmes dans le judaïsme, malgré son athéisme, elle défendra sans cesse son identité juive contre les attaques frontales ou larvées qu’elle aura eu à essuyer. Elle ira même jusqu’à mettre un terme à son amitié de plus de vingt ans avec Martin Walser, lors de la parution du roman de ce dernier Mort d’un critique. Dans ce roman, Martin Walser s’en prenait ouvertement au grand critique littéraire allemand Marcel Reich-Ranicki en s’appuyant sur un certain nombre de clichés antisémites. Cette parution, qui déclencha au début des années deux mille une polémique au long cours dans la presse allemande, suscita aussi une lettre ouverte de « rupture » de Ruth Klüger, reproduite dans Perdu en chemin.

Si ce parcours singulier qui l’a portée à devenir une spécialiste de littérature allemande, femme, juive et déportée prend la forme d’un camouflet imposé aux principes et aux préjugés cités plus haut, il faut également y voir une décision et un travail qui concernent l’histoire personnelle de la narratrice. Cette immersion, nécessairement empathique à ce niveau, dans la culture et la langue allemandes ne pouvaient pas, au vu du vécu de Ruth Klüger, aller tout à fait de soi. Elle est aussi la marque d’une réappropriation de cette langue maternelle un temps haïe (comme l’évoque un passage de Refus de témoigner cité dans notre précédent billet), la langue du bourreau, la langue dans laquelle le peuple juif s’est trouvé condamné et humilié. S’opère alors un travail de dépassement et de retour vers la langue première. Un retour médiatisé par la littérature et qui peut être en partie interprété comme une forme de réconciliation linguistique.

Il reste pourtant des blessures qui ne cicatrisent pas. Si Refus de témoigner s’ouvre sur Vienne, la ville de l’enfance, c’est encore sur cette ville que se clôt Perdu en chemin. Ruth Klüger tente d’y retrouver sa place et, sans succès, de comprendre ce qui a pu engendrer la situation qu’elle a connue à la fin des années trente :

« Pour quelqu’un qui comme moi y revient, Vienne reste la ville de l’expulsion »

Elle est consciente que son rapport à cette ville est hanté par ce qu’elle y a vécu et que cette appréhension est d’abord personnelle. Ce n’est un hasard si elle intitule ce dernier chapitre « Névroses viennoises ».

C’est d’abord sur un mode subjectif que se vit ce retour :

« Des ressentiments irrationnels m’assaillent ici comme des moustiques par une soirée humide ».

Souvenirs des privations, du port de l’étoile, du confinement… Et des questions qui restent sans réponse :

« Je tourne en rond sur le Ring comme un chien qui se mord la queue en me demandant : "Pourquoi ?" »

Mais au-delà de cette perception nécessairement subjective de la ville, Ruth Klüger décèle aussi une forme de poison qui n’est pas le fruit de son seul vécu. Elle souligbe notamment la présence symbolique de Karl Luegner, ancien maire de la ville et antisémite notoire que Hitler lui-même considérait comme un modèle, et dont la mémoire est célébrée à Vienne par plusieurs statues. Elle relève encore que contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis ou en Allemagne, à Vienne le Juif est d’entrée de jeu posé et perçu comme différent. Traces d’une lointaine stigmatisation qui n’est sans doute pas éteinte dans tous les coeurs. L’Autriche est d'ailleurs sans doute le seul pays au monde où un ancien nazi ait réussi à se faire élire président (Kurt Waldheim)…

On retrouve ici des constats qui ne sont pas sans rappeler ceux qui ont alimenté ou inspiré plusieurs grands écrivains autrichiens, constamment soucieux de mettre en avant les démons de leur propre pays. (On lira à ce sujet le récent billet de Bartleby sur Werner Kofler).

Pourtant, Ruth Klüger finira par réclamer la nationalité autrichienne, non pas tant pour sceller une réconciliation cette fois-ci impossible que pour récupérer ce qui lui est dû…



Difficile également d’évoquer ces deux récits sans parler du rôle que joue la pratique de l’écriture poétique dans la vie de Ruth Klüger et de la place particulière qu’elle occupe dans son œuvre autobiographique. Une pratique d’ordre avant tout privé (Sauf erreur de ma part, ne sont évoquées que quelques parutions très ponctuelles dans des revues allemandes et américaines) qui remonte à l’enfance et qui accompagne une existence entière. Une poésie qui occupe différentes fonctions : palliatif aux prières interdites durant l’enfance, expression des souffrances durant la déportation, expression d’un travail de deuil, de résilience, soutien dans les moments de combat et de solitude, notation des doutes, des moments de bonheur, de solitude. L’enfance, la mort, l’échec conjugal, la maternité, tous les grands et petits événements sont soutenus, enregistrés ou mis en question par cette poésie « diariste » dont ces deux récits autobiographiques nous livrent de nombreux échantillons. Ces poèmes sont souvent resitués dans leur contexte, parfois commentés (difficulté à « conclure » un poème, relecture de quelques vers qui permettent à l’auteur de retrouver des sentiments oubliés, etc.). Ces fragments constituent une forme originale de récit dans le récit, ils éclairent la narration principale ou font au contraire l’objet d’analyses ou de commentaires.

Ces deux récits de Ruth Klüger sont d’une facture relativement classique. Mais l’écriture, qui véhicule avant tout un effort de mémoire et de témoignage, y est souvent précise et intense. Si certains passages de Perdu en chemin pourront sembler plus anecdotiques (quelques règlements de compte universitaires, quelques souvenirs d’un intérêt relatif), l’ensemble porte avant tout la trace d’un grand souffle. Le souffle d’un destin à la fois fragile et hors du commun. On en retient aussi, et tant pis pour ceux qui considèrent que ce ne doit jamais être là le souci de la littérature, une belle leçon de courage et de ténacité.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Ruth Klüger
- Refus de témoigner. Editions Viviane Hamy, 2009. Traduit de l'allemand par Jeanne Etoré
- Perdu en chemin. Editions Viviane Hamy, 2010. Traduit de l'allemand par Chantal Philippe (Jean-Léon Muller pour les poèmes)
 
 
Images : Dessin Ruth Klüger (KSKlein / Flickr) / Affiche Berkeley (America.wordpress) / Egon Schiele : protrait d'Anton Peschka / Le funambule (Syllabe 34)

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