mercredi 21 avril 2010

> Ruth Klüger : passages en force (1)
















Ruth Klüger est née à Vienne en 1931 et vit depuis le début des années 50 aux Etats-Unis, où elle a mené une carrière universitaire en tant que germaniste. C’est à plus de soixante ans qu’elle entre officiellement en littérature, en publiant un premier récit autobiographique, Weiter Leben, (Refus de témoigner pour la traduction française, rééditée en 2009 chez Viviane Hamy). Ce livre allait faire date dans la littérature consacrée à la mémoire de la Shoah tant par la force du récit qu’il déploie que par les positions dérangeantes qui y sont souvent défendues. Seize ans plus tard paraissait le second volet de ce travail autobiographique, Perdu en chemin, récit plus largement consacré à la période américaine et dont la traduction française a été à son tour publiée en janvier dernier. Ces deux textes déroulent le fil d’une existence où la survie physique, morale et professionnelle semble à chaque étape arrachée de haute lutte à l’adversité. Car si l’enfance de Ruth Klüger se trouve marquée par l’expérience cruciale de la déportation, l’aliénation, en ce qui la concerne, a également été vécue sous d’autres angles. Le poids ou les faillites de la famille, celui des interdits religieux, la misogynie institutionnelle ou conjugale constituent quelques autres vents contraires auxquels elle a dû se frotter. Histoire d’un roseau dans une peau de chêne…



Dans Refus de témoigner, Ruth Klüger met en avant une idée forte, une vérité qui pour évidente qu’elle soit semble parfois avoir été oubliée, pour de bonnes comme pour de mauvaises raisons. L’expérience concentrationnaire, avant de concerner une mémoire collective, renvoie à une somme de mémoires singulières. C’est l’une des ces paroles singulières, irréductibles, que Ruth Klüger cherche avant tout à faire entendre. D’où sa méfiance à l’égard de toute une série de traitements opérés sur le contenu même de ce passé et qui tendraient à l’uniformiser : muséologisation des anciens camps de concentration ou d’extermination, tendance à faire d’Auschwitz le lieu symbolique exclusif du génocide ( la ville polonaise en est devenue la désignation métonymique), appel des anciens déportés à une posture obligée : devoir de témoignage à des fins pédagogiques ou au contraire invitation à une forme de réserve ; autorité, évolutive dans le temps, de certains termes pour désigner cette réalité : (génocide, holocauste, Shoah) ; tendance chez certains «spécialistes» à chercher à travers le témoignage d’anciens déportés la manifestation de traumatismes identiques, à faire de l’expression du témoignage un symptôme plutôt qu’une parole à écouter dans sa spécificité.

Certaines de ces positions ne sont pas sans poser question. Si la muséologisation de lieux comme Auschwitz est interprétée par Ruth Klüger comme une forme de neutralisation ou de mise à distance du génocide visant avant tout à permettre aux générations futures de se réapproprier une période qu’ils n’ont pas vécue ou de s’acquitter d’une dette envers les victimes, nombreuses sont les associations de déportés qui l’ont appelée de leur vœux. Quoiqu’il en soit les options sur ces questions n’ont jamais été simples… On relira avec intérêt l’ouvrage d’ Annette Wieviorka consacrée à l’histoire du site d’Auschwitz de la fin de la seconde guerre à nos jours. L’historienne y expose les choix qui se sont posés (notamment entre lieu de mémoire et de recueillement pour les descendants des victimes / lieu de transmission pour les générations futures), ainsi que les conflits d’intérêt politiques, religieux ou intercommunautaires qu’ont pu soulever les modes d’exploitation successifs du site d’Auschwitz/Birkenau.

Ruth Klüger revient également (notamment dans La mémoire dévoyée : kitsch et camps, texte publié en Allemagne en 1996, soit quatre ans après Weiter leben, et ajouté à la réedition française de Refus de témoigner en 2009) sur l’épineux débat du droit à faire œuvre de fiction sur les camps. Elle considère que l’interdiction de toute parole poétique sur Auchwitz (dans la lignée de la célèbre déclaration d’Adorno) et par extension, de tout traitement non strictement historique de ce passé, relève à la fois d’un tabou (ce qui ne peut que lui déplaire) et d’une erreur d’interprétation. Sans revenir sur l’analyse d’œuvres aussi incomparables que le poème Todesfuge de Celan ou La liste de Schindler de Spielberg, Ruth Klüger s’en prend au principe selon lequel il serait sacrilège de «poétiser» l’holocauste, principe repris de longue date par quelqu’un comme Claude Lanzmann (dont elle salue par ailleurs le travail). Elle rappelle que les traitements historiques et documentaires sont eux aussi marqués par des choix, des interprétations, des mises en scène.

« Lanzmann omet que son propre film « joue » également avec la Shoah dans la mesure où il recourt à des moyens esthétiques les plus divers […]. Dans le film de Lanzmann – et comment pourrait-il en être autrement ? – tout est mis en place, tout a un but, tout est prévu, seulement cela se déroule dans le cadre de témoignages. Il n’y a rien qui apparaisse à l’écran « comme cela », en d’autres termes par hasard, simplement parce que cela s’est produit »

Au final, Ruth Klüger considère que ce n’est pas tant de la forme d’expression ou du mode de discours choisi que dépend la justesse de l’interprétation mais de l’œuvre elle-même.

Au-delà de ce principe général, elle relève d’autres réactions de censure telles que celles suscitées par l’héroïsation d’un officier allemand, fût-il un « juste », dans La liste de Schindler, ou la mise en scène du martyr d’une polonaise non juive dans Le choix de Sophie de William Styron.

Ces analyses, qui datent des années 90, annoncent déjà des débats plus proches de nous : on pensera immanquablement aux critiques adressées aux Bienveillantes de Jonathan Little ou à la polémique récente entre Claude Lanzmann et Yannick Haenel autour de la parution du roman de ce dernier.

Mais ces positions, sujets évidents de controverse, sont aussi inextricablement liées à une existence qui s’est construite, avant, pendant et après les camps, dans la résistance aux modèles imposés, d’une identité qui a dû, pour s’affirmer, traverser comme un bulldozer tous les ostracismes et les obstacles qu’une femme, juive et déportée pouvait être amenée à rencontrer en jouant sur certains terrains minés.

Petit retour en arrière... Contrairement à Anne Franck ou à Hélène Berr, la déportation n’arrache pas Ruth Klüger à un cocon familial protecteur et aimant que l’histoire vient déchirer mais à une enfance déjà bercée de frustrations, de désillusions, de solitude… Née dans un milieu juif viennois quelques années avant l’Anchluss, elle se souvient avant tout, sur le versant paternel, d’un homme sans tendresse, peu attentif, parfois mesquin. Ce père, à l’issue d’un périple qui le conduira en Italie puis en France, sera arrêté par la police de Vichy, déporté et conduit à la mort. Dans un effort étonnant de sincérité, Ruth Klüger refuse de se désolidariser de son vécu. Elle évoque cet abîme qui sépare le destin tragique de son père de l’image qui lui est restée de cet homme :

« Pour moi, mon père était celui dont j’avais tel ou tel souvenir. Qu’il ait fini nu dans le gaz toxique, se débattant pour trouver une issue, cela rend tous ces souvenirs futiles jusqu’à les invalider. Il reste que je ne saurais les remplacer par d’autres, ni les effacer. Je ne parviens pas à faire le lien, il y a là un intervalle béant.»

Les événements qui l’ont amenée à être déportée avec sa mère sont également liés au départ du père et du frère, persuadés que seuls les hommes étaient réellement menacés par la progression des dispositions anti-juives. Ruth Klüger, repérant certaines traces de cette conviction dans les textes de Théodor Herzl («notre héros et principal idéologue de l’époque ») constate que l’antisémitisme est avant tout considéré comme une histoire d’hommes, au même titre, finalement, que la guerre. Le machisme triomphant de la société national-socialiste trouverait son pendant dans le machisme victimaire de la communauté juive…. C’est ce sentiment qui aurait poussé son père à s’enfuir, certain que sa femme et sa fille ne couraient pas de réel danger en restant en Autriche et qu'elles pourraient le rejoindre plus tard. Double erreur et double ironie de l’histoire familiale : le danger était réel pour les femmes puisque la fille et la mère ont été arrêtées et déportées. Le père et le frère n’étaient pas aptes à fuir ni à assurer la survie de la famille puisqu’ils ont tous les deux péris alors qu’elles ont survécu.

La judéité, durant l’enfance, est elle aussi vécue souvent comme une source de soumission et d’exclusion. Le judaïsme est ressenti comme une religion faite pour les hommes. Ce qui devrait lier aux autres (selon le sens étymologique du mot religion), elle le vit plutôt comme une occasion d'isolement : une religion « qui ramène la piété des filles à un rôle d’auxiliaire des hommes et ramène leurs besoins spirituels aux affaires domestiques ». Statut que Rüth Kluger endosse bien mal, notamment lorsqu’elle se trouve confrontée à l’interdiction faite aux femmes de dire le kaddish, la prière des morts, interdiction qui l’empêcherait «de porter le deuil de ses fantômes ».

La mère ne compense guère les défaillances du père et les frustrations liées aux interdits religieux. Elle est possessive, paranoïaque, toujours prête à voler le beau rôle à sa fille, à rabaisser la portée de ses initiatives ou à la culpabiliser… Il faut pourtant ici nuancer, car cette relation fille-mère qui traverse toute en tension les deux récits de Ruth Klüger est aussi absolument unique. Elle dessine deux existences et deux destins largement scellés. L’essentiel a été vécu au coude : l’abandon par le père et mari, la disparition du fils et frère, l’arrestation, la déportation dans trois camps successifs , la survie miraculeuse, la fuite et le retour vers l’Allemagne, l’émigration aux Etats-Unis, l’expérience de l’acculturation, celui de l’intégration… Elle meurt presque centenaire à Los Angeles (cinquante ans de vie en Europe, cinquante aux Etats-Unis). Cette fin est décrite dans Perdu en chemin, au cours d' un chapitre sans sentimentalisme mais où pointent une fierté et une tendresse diffuses qui donnent la mesure de cette relation complexe :

« Lorsque les employés des pompes funèbres sont venus pour l’emporter et que j’ai vu pour la dernière fois ce petit corps (car lors de l’inhumation, la coutume veut que le cercueil soit scellé), j’ai été envahie par un sentiment de triomphe attristé, si ce paradoxe est permis. Elle avait déjà connu la mort puisqu’elle avait survécu à des temps épouvantables, et conformément à son propre calendrier, elle était à nouveau morte, près d’un siècle après sa naissance. »

Le personnage de la mère est central dans l’œuvre autobiographique de Ruth Klüger. Elle semble la partenaire d’une interminable querelle, querelle qui prend la forme d'un mode de communication imperméable aux événements environnants. On est parfois sidéré devant le récit des reproches que s'échangent la fillette et sa mère au beau milieu des camps, comme si, à certains égards, l’incongruité du lieu n’avait aucune forme d’inférence réelle sur la nature de leur relation…



Les chapitres consacrés aux camps alternent entre récit d’événements vécus et réflexions sur cette période de vie ainsi que sur les diverses réactions, attitudes et positions qu’a suscités cette période de l’histoire. En 1942 Ruth Klüger est déportée avec sa mère et sa grand-mère (cette dernière n’en réchappera pas) à Theresienstadt, (actuelle Terezin, en Tchéquie). En Mai 1944, elles sont transférées à Auschwitz/Birkenau. De là elles parviennent à être sélectionnées pour un convoi vers le camp de travail de Christianstadt, transfert qui leur sauvera la vie, les dernières femmes du camp de Birkenau ayant été assassinées le 7 juillet 1944, moins d’un mois après leur départ. La sélection pour le camp de travail portait sur les femmes de quinze à quarante-cinq ans et Ruth Klüger, seulement âgée de treize ans, doit son salut à une prisonnière travaillant au service de l’administration nazie. Cette femme qui ne la connaît pas lui recommande discrètement de déclarer avoir quinze ans à l’officier SS qui va lui demander son âge. « Acte pur » et affirmation gratuite d’une liberté qui font de Ruth Klüger une miraculée (proche en cela des protégés de Schindler)...

« Les gens qui portent encore aujourd’hui un numéro d’Auschwitz tatoué sur le bras sont pratiquement tous plus âgés que moi, d’au moins ces deux ou trois ans que j’ai ajoutés à mon âge ce jour-là »

Par delà le cortège des souffrances endurées et des humiliations subies (faim, froid, soif, menaces perpétuelles de mort, …), le récit s’attache aussi à dégager ce que ce "séjour"  a comporté de spécifique pour celle qui l’a vécu dans sa chair et son esprit.

On notera entre autre le rapport à la langue maternelle, l’allemand, qui induit un forme d’exclusion redoublée : « ne posséder pas d’autre langue que celle des détracteurs de ce peuple. N’avoir aucune opportunité d’en apprendre une autre ». Rapport complexe et douloureux que Ruth Klüger exorcisera en partie, des années plus tard, en se consacrant justement à la germanistique au sein d’un pays dont elle aura adopté la langue comme langue seconde. Mise à distance et réappropriation…

Etonnamment Theresienstadt lui donne aussi l’occasion de découvrir une « judéité sociale » qu’elle n’avait jamais connue à Vienne. L’enfant recluse et solitaire (aussi bien en raison de son mode de vie familial que des lois  qui lui ont fermé l’accès à tout lieu de loisir et de culture) fait alors l’expérience du partage, de l’échange. Toute une culture européenne se trouve précipitée dans les camps, rabbins, intellectuels, artistes, professeurs et la transmission devient un exutoire à la souffrance :

« A Vienne j’avais des tics, symptômes des névrose obsessionnelle, je les surmontai à Theresienstadt grâce aux contacts sociaux, aux liens d’amitié, aux conversations. Il est étonnant de voir la capacité créatrice de la parole, lorsque les gens n’ont plus que la conversation pour se distraire d’un malheur, qui doit pourtant rester supportable. »

Expérience qui va lui permettre d’envisager différemment et d’affirmer son appartenance à la communauté juive. Une appartenance qui n’est pas tant vécue sous le mode compassionnel de la douleur partagée que sur celui du dépassement, de l’affirmation de soi.

« La seule bonne chose c’est ce que les Juifs arrivaient à en tirer, la façon dont ils submergèrent de leurs voix, de leur esprit, de leur goût du dialogue, du jeu, de la plaisanterie cette surface de moins d’un kilomètre carré de terre tchèque. Ce qui était bien, c’était notre manière de nous affirmer. De telle sorte que je découvris pour la première fois ce que pouvait être ce peuple, dont je pouvais, devais, voulais faire partie. Lorsque je me pose aujourd’hui la question de savoir en quoi et jusqu’à quel point, moi, qui ne crois pas, je suis seulement juive, bien que ce soit une question à laquelle on ne saurait répondre, entre plusieurs réponses possibles je trouve la suivante : Ca vient de Theresienstadt, c’est seulement là que je le suis devenue »

Paradoxe de la mémoire, complexité du vécu : Therensienstadt oscille, d'un paragraphe à l'autre, entre le souvenir d'une expérience paradoxalement constructive et celui d'un quotidien insupportable.

« J’ai haï Theresienstadt, ce bourbier, ce cloaque où on ne pouvait pas tendre le bras sans se heurter à quelqu’un d’autre. Une fourmilière qu’on écrasait. »

En février 1945, après le transfert à Birkenau puis à Christianstadt, Ruth Klüger et sa mère réussissent à s’enfuir au cours de la retraite nazie. S’ensuit un retour tumultueux vers l’Allemagne au milieu de l’Europe défaite,  qui n’est pas sans rappeler certains épisodes de La trêve de Primo Levi.

De cette enfance, Ruth Klüger retient avant tout qu’elle ne pourra pas ne pas l’avoir vécue. Elle se sait pétrie de cette expérience mais refuse de s’y « abandonner ». Si elle sait, selon une formule qu’elle utilise dans Chemin perdu que la «vase du passé » peut resurgir à chaque instant, elle décide aussi très tôt de tracer une frontière entre les morts et les vivants. Une frontière qui seule rendra possible le passage en force vers cette « vie plus loin » affirmée dès son premier récit. Elle refuse de confondre souvenir et culpabilité ou de se soumettre à la fatalité qui ferait des vivants des « fantômes pour les morts »

« Si vous ne voulez pas vous réconcilier, tant pis. Je ne peux pas creuser vos tombes avec vous. Ceux qui ne sont pas morts avec vous doivent mourir autrement et à une autre heure. Je me bats contre vous […] : "Je ne paie pas ce droit d’entrée, pas encore", et chaque fois que j’ai été très malade et que je me suis remise, j’ai dit butée, "pas encore" ».













Ruth Klüger,
- Refus de Témoigner. Editions Viviane Hamy, 2009 - Traduit de l'allemand par Jeanne Etoré.
- Perdu en chemin. Editions Viviane Hamy, 2010 - Traduit de l'allemand par Chantal Philippe


Images : Ombres blanches, Cracovie (Daaram) / Retours d'enfance (C.Sarfati)

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