lundi 1 février 2010

> Un autre regard sur Haïti : Jane Evelyn Atwood


Jane Evelyn Atwood est une photographe américaine connue et reconnue sur la scène internationale. Installée à Paris en 1971, elle y entame sa carrière photographique cinq ans plus tard. Totalement ignorante du milieu de la photographie (agences, réseaux de distribution) c’est une exposition de Diane Arbus qui la décide à s’engager dans cette voie. Des hasards de rencontre la conduisent à suivre et photographier quelques prostituées parisiennes. Ce sera son premier reportage, immédiatement remarqué.
Son second projet portera sur les enfants aveugles. Plusieurs années de rencontres et de travail dans différents instituts aboutissent à la publication de Extérieurs nuit, son premier livre, pour lequel elle obtient le prix W.Eugene Smith en 1980.
Plusieurs autres reportages se succèderont, sur la Légion Etrangère, sur le premier malade du Sida en France, sur les mines antipersonnelles dans le monde, les réfugiés du Darfour. Son travail le plus monumental entrepris à partir de 1989 et qui ne s’achèvera que dix ans plus tard porte sur le milieu des femmes incarcérées. Il aboutira, en France, à la publication chez Albin Michel en 2000 de Trop de peines, ouvrage de référence sur les femmes en milieu pénitentiaire. L’ouvrage présente une sélection de scènes et de portraits pris dans plus de quarante prisons et centres pénitentiaires en Europe de l’Ouest, de l’Est et aux Etats-Unis. Si il lui arrive également de travailler pour la presse, c’est avant tout par ses projets de fond qu’elle se distingue (voir son portait sur Culture et Cie à l’occasion du salon de la photographie 2009 et sa biographie sur le blog d’Alain Rio et Roland Quirici).

Son dernier livre publié en France, Haïti, est paru chez Actes Sud en 2008. Il présente soixante-quinze photographies prises entre 2005 et 2007 dans différentes régions et villes du pays : Les Gonaïves, Jérémie, Port-de-Paix, Anse-Rouge, Fatima-la-Coupe, La Pointe…
Cette sélection de photographies est précédée d’un texte liminaire de Lyonel Trouillot qui souligne l’intérêt et l’originalité du regard que Jane Evelyn Atwood a porté sur son pays.
La phrase qui ouvre ce texte (« On ne photographie pas un pays »), pourrait sembler paradoxale, mais Trouillot s'en explique. Il considère que c'est sur cette impossibilité même que la photographe a travaillé :

" C’est cette impossibilité que Jane Evelyn Atwood a photographiée. Mieux, chaque photo témoigne de quelque chose d’irréductible, chaque photo capture un moment de quelque chose dont on ne pourra facilement épuiser le sens. Quelque chose de rebelle aux fausses évidences. Aucun voyeurisme minable, ni de l’ordre de la condescendance, ni de l’ordre de la naïveté. Ni parti pris nativiste, option flore et nature sauvage ; ni parti pris secouriste, option apitoiement, appel à assistance à pays en danger."

Idée dont il tire les conséquences un peu plus loin :

"Et voir devient alors de l’ordre de la révélation puisque celle qui a regardé pour nous nous donne les moyens de voir ce qui n’était pas visible. Car, pour qui habite Haïti, on peut avoir perdu l’habitude de regarder et ne plus s’intéresser qu’à son propre parcours du combattant ou à sa seule intimité. Et, pour qui a rencontré un pays dans les statistiques et les lieux communs, on peut n’avoir en tête que du général, des repères quantitatifs et normatifs fixés par les bulletins de nouvelles et les rapports des agences des Nations unies. Jane Evelyn Atwood a saisi la vraie vie, celle qui n’existe qu’en multitudes de réalités singulières, au-delà des chiffres qui révèlent parfois l’injustice d’une condition commune marquée par la privation mais qui ne témoignent pas de l’immense savoir-faire, du devoir de survie, du travail d’adaptation au réel qui fait le savoir-vivre des humains. »



C’est effectivement cette réalité multiple et non démonstrative que Jane Evelyn Atwood nous donne à voir. Si l’on peut aisément repérer dans ces images ce que Trouillot appelle « la précarité des conditions objectives », (pauvreté, conditions de travail ou d’habitat), on y surprend toujours quelque chose en plus : la façon dont les sujets se réapproprient ces « conditions objectives », composent avec, les portent comme sujets. Le déplacement à l’épaule d’un sac de cinquante kilos, le chargement d’une benne à la pelle, le terrassement d’une maison avec des outils de fortune nous montrent tout autant l’indigence des moyens et la pénibilité du travail que la débrouillardise, la force, l’estime de soi. Aucun de ces deux aspects ne semble avoir raison de l’autre. A l’inverse les scènes qui évoquent plus directement un moment de détente ou de joie (sieste, mariage,…) ne se délestent jamais totalement de certains signes qui rappellent la difficulté de vivre.

Autre point notable, Jane Evelyn Atwood a fait le choix ici de la couleur, choix rare puisque c’est en noir et blanc qu’elle a réalisé la plupart de ces précédents travaux photographiques. Cette option forte permet probablement, d’une part, d’éviter le caractère systématique de la tonalité mineure qui aurait pu marquer son travail. D’autre part, la couleur rend (sans concession à un esthétisme facile) plus riche, plus provocant, plus complexe ce qui est soumis à notre regard. Etrange beauté d’un cheval à la robe soyeuse, mort sur une route déserte et ensoleillée ; présence forte, presque tactile de la terre, du bois et de la pierre sur de nombreuses photos, couleurs passées ou clinquantes des vêtements, nuances de gris-vert de la mer et du ciel, grain des peaux, rouge du sang.

C’est aussi une forme bien à elle d’empathie avec le sujet de ses photos qui permet à Atwood de juxtaposer des clichés qui renvoient à des réalités très différentes sans que cette composition semble jamais trahir une ligne. Mariage, mort, repos, travail sont les fragments d’une même réalité. Si certains travaux photographiques de Jane Evelyn Atwood peuvent être qualifiés d’engagés, au sens politique du terme (on pense notamment à Trop de peines), l’engagement est ici d’un autre ordre : engagement, si bien décrypté par Lyonel Trouillot, visant à restituer la réalité dans tout ce qu’elle a de protéiforme et d’irréductible. Un engagement contre le stéréotype.

Depuis le 12 janvier dernier de nombreux écrivains d’Haïti (parmi lesquels Dany Laferrière) et d’ailleurs (comme Alain Mabanckou) font entendre leur voix pour rappeler que l’île n’est pas « maudite », selon la formule lancée par une présentatrice sur TF1 au lendemain du tremblement de terre et repris par d’autres journalistes. Ils rappellent qu’il est des «malédictions » qui n’en sont pas car elles s’expliquent, politiquement, historiquement. Plusieurs ont également souligné (comme Michel Le Bris lors de son "coup de gueule" sur l'antenne de France Culture le 18 janvier) combien Haïti souffre de n’attirer les regards et le zoom des médias qu’à l’heure des catastrophes… Une leçon pour plus tard, peut-être, à laquelle contribue à sa façon la photographe américaine. Car c’est bien à un autre regard sur Haïti que nous convie Jane Evelyn Atwood ; un regard dégagé des seuls diktats de l’actualité, patient, intelligent, sensible mais sans concession, attentif à recueillir aussi bien les traces du mal-vivre que les expressions de la dignité.

Jane Evelyn Atwood, Haïti. Actes Sud, 2008 - Texte de Lyonel Trouillot.

2 commentaires:

  1. Très beau commentaire qui donne envie de découvrir ou de redécouvrir ces magnifiques photographies. Bravo !

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  2. Chapeau bas, Fiolof !
    Une fois de plus vous trouvez la juste distance.
    Et quand allez-vous chroniquer le livre "Untitled" de Diane Arbus sur des centres pour handicapés mentaux ("Sans titre" dans l'édition française) ?

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