dimanche 24 janvier 2010

> Petit voyage immobile (2) - Descente à Choir




Choir n’est pas ce que l’on peut appeler une contrée riante. Elle pourrait, entre autres figures de l'enfer, évoquer les terres barbares et glacées que l’on parcourt dans Court Serpent d’André du Boucheron. Le voyageur devra d’abord s’imprégner du gris ambiant et habituer son œil à y distinguer les formes (pas moins de trois cent douze mots disponibles dans la langue locale pour désigner cette couleur). Mais le plus terrible n’est pas là. Car Choir a construit son identité autour d’un unique sentiment : la haine de la terre natale. Le désir de fuite et d’exil y est intensément partagé et constitue même le seul ciment social de cette charmante communauté. Choir est une île. Une excroissance marécageuse dont la mouvance constante des sols inflige à ses occupants un vague mal de mer de la naissance à la mort. Un avatar de la Création où le mal vivre règne en maître absolu. Voyons le tableau.

Donner la vie y est à ce point affligeant qu’on invite des pleureuses au chevet des nouveaux-nés afin qu’elles déclament d’émouvantes litanies :

« malheur ! malheur !
Un garçon a vu le jour ce matin à Choir !
Encore un ! »

Les bambins, que l’on habille dans des pelures de lapin fraîchement écorchés vif seront ensuite soumis à quelques rudes épreuves et, s’ils en reviennent, élevés dans la plus stricte malveillance : mal nourris, incités à la rixe, surexploités. ( « Si la fourmi porte cinquante fois son poids, que ne soulèvera un enfant bien entraîné ? ! » ). Mais que le touriste se rassure, les adultes ne se ménagent guère plus entre eux : on se bat systématiquement en duel avec toute personne rencontrée pour la première fois. Par la suite, les occasions de combats à mort ne manquent pas pour autant. Une erreur dans la prononciation d’un mot, par exemple, est un motif valable pour s’entretuer.

En tant de paix, si l'on passe le plus clair de son temps à se fuir ou à s'éviter, de rares dîners s’organisent parfois entre voisins. Cela leur permet avant tout de mesurer avec bonheur l’épaisseur des murs qui les sépare. C'est aussi pour la maîtresse de maison l'occasion de régaler ses convives d'une fameuse « fricassée de caroncules de dindons sauce punaise ».

Quelques autres règles de bienséance sont encore prisées :

"De même l’inceste et l’anthropophagie ne nous inspirent que de l’horreur et nous ne nous y adonnons jamais plus d’une ou deux fois par semaine, non sans répugnance et parce qu’il le faut bien"


Pour ce qui est des amours durables, les plus belles unions sont évidemment celles qui ne se font pas :

« On assiste même parfois à des mariages. Lorsqu’un homme prend femme, une fête est organisée par toutes les autres qui vont se réjouir ensemble de n’être pas la malheureuse élue et danser jusqu’au matin »

C’est ainsi que le chroniqueur anonyme de ce récit, follement épris de Zee, voit sa romance prendre une tournure inespérée :

« Sur la lande désolée de Choir, jamais encore je n’ai rencontré Zee. D’après ce que j’ai pu apprendre, par recoupements et en posant l’air de rien de judicieuses questions, elle ignorerait jusqu’à mon existence. J’en suis encore tout retourné. Ainsi mes affaires vont bon train et se présentent sous les meilleurs auspices. »

Juste pendant à l’accueil réservé aux nouveaux-nés, les mourants finissent par inspirer plus de jalousie que de compassion. Quant aux ancêtres inhumés depuis un certain temps, quelques graines de courge suffisent à faire ressurgir de terre leurs crânes et squelettes. Il ne reste plus alors qu’à les faire voler en éclats à coups de pelle. Et "voilà pour la commémoration".

Parmi les nombreux désagréments qu’offre la vie à Choir, l’ennui reste en tête de liste. Pour y faire diversion, tout en ravalant leur existence indigne et en flattant leur penchant à l’autoconspuation, les autochtones ont recours aux bons et loyaux service de Toqueboeuf. Toqueboeuf est le bourreau-thérapeute de Choir. Il tient un salon où l’on vient en grande affluence se faire arracher les ongles et tenailler les chairs. Aller chez Toquebœuf est une pratique sociale.

Quitter Choir relève donc de l’obsession collective. Oui mais voilà, toutes les entreprises d’éloignement ne sont que coups d’épée dans l’eau. Les tempêtes ramènent les navires sur les rives de l'île et les portes du ciel semblent infranchissables. Pire, Choir est dotée d’une force d’attraction "bermudéenne": des engins volants viennent régulièrement s’y embourber. Les rescapés, après quelques tentatives inutiles de reconstruction de leurs vaisseaux, sont vite gagnés par l’inertie et l’impéritie ambiantes. Ils finissent par oublier leur langue, leur passé et se fondre dans la bauge locale.



C’est pourtant du côté des Airs que le salut est attendu – car espoir de salut il y a.... Ilinuk, l’enfant prodige du pays, fut le seul à parvenir un jour à s’extirper de l’île à bord d’une fusée construite par ses soins. Les habitants l’ont messianisé depuis longtemps et attendent son retour en scandant la geste composée par Yoakam, apôtre quelque peu radoteur. Ilnuk reviendra pour emporter les siens loin de Choir… Des pistes d’atterrissage sont donc frénétiquement improvisées aux quatre coins de l’île à toute heure du jour et de la nuit. A force de scruter le ciel pour y surprendre le grand retour, les habitants de Choir sont presque tous affectés d’un sévère torticolis. Avec le temps celui-ci est devenu congénital…

Objet d’adoration, de ferveur, d’impatience et finalement de doute, Ilinuk inspire au chroniqueur des envolées lyriques qui ponctuent le récit. La plume iconoclaste de Chevillard se débride et revisite le Cantique des cantiques :

«Ô Zenithal ! Une pensée pour ceux qui gisent ! Un regard ! Est-ce trop te demander, l’Evanescent ? Extrait de violette, Emincé de truffe, ô subtil Ilinuk, bel Appareil ! Essence de toute chose ! Eau bouillie ! Chair subsumée de toute chose ! Opportune pointe d’ail des parfums ! Contre-ut ! Répands tes grâces sur cette terre basse, relève-là ! Ilinuk, il est temps, nous sommes cuits – ça y est ! -, démoule ! »


Si les premiers temps du voyage font redouter un séjour difficile, on entre finalement avec bonheur dans cette fresque absurde et bien construite. Et il y a dans Choir une chute qui nous réjouira plus que toutes les autres : c’est l’apothéose hilarante et inattendue qui met un point final à la destinée de ce peuple lugubre. Car ni le sauveur ni les élus ne seront ceux qu’on croit…

Eric Chevillard, Choir. Editions de Minuit, 2010.

1 commentaire:

  1. Frédéric, je découvre non sans délice et sans supplice ta vision qui a su percer les méandres de Choir. Un univers bourbeux et nauséabond à souhait, dont l'imaginaire regorge de références plus ou moins dissimulées à notre société.

    De plus, je ne connaissais point ce court premier roman d'un certain Du Boucheron. Je ne manquerai pas, lorsque je l'aurai parcouru, de t'en donner des nouvelles.

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